Nombreux sont ceux qui, comme moi, ont fait de l’excellent blog d’Eric Bonnargent Bartleby les yeux ouverts une étape indispensable de ce qu’on appelle l’Internet littéraire. À présent que ce blog est fermé (Eric Bonnargent co-animant depuis quelques mois un autre site, L’anagnoste, que l’on recommande également au passage) il débouche sur un livre, dont le titre décalé interpelle. Atopia, petit observatoire de littérature décalée n’est pas une adaptation copié/collé du blog en livre mais bien la synthèse d’un travail effectué sur le net durant trois ans et demi. Ce texte, plutôt élégant et très bien organisé, se propose d’explorer en particulier la notion d’atopia (sur laquelle nous allons revenir), le tout à travers la littérature contemporaine sans restriction de langue ou de frontière. Atopia est édité par les éditions du Vampire Actif, à qui l’on devait déjà l’excellent La vieille au buisson de roses (dont j’ai déjà parlé il y a plusieurs mois ici-même).
Littéralement, a-topos, signifie « sans lieu ». Est atopos celui qui n’est pas dedans, pas à sa place, celui qui, comme Socrate ayant l’air d’un étranger à Athènes, se tient en retrait et qui, plutôt qu’agir, pense le monde sans parvenir à s’y insérer. Même si selon les contextes, cela ne conviendrait pas toujours, le mot français correspondant le mieux à atopos serait sans doute décalé, qui a pour avantage de sous-entendre l’idée d’être là sans y être.
Eric Bonnargent, Atopia, petit observatoire de littérature décalée, Le Vampire Actif, P. 14
Voilà la première définition lancée par Eric Bonnargent en préambule de son traité. Ce paragraphe apparaît dans une introduction intitulée « I would prefer not to », clin d’oeil au Bartleby originel, sans doute l’un des atopos en chef des personnages de littérature (et, à travers lui, on pense bien sûr aux livres de Jean-Yves Jouannais et d’Enrique Vila-Matas qui ont contribué chacun à sa manière à explorer la question). L’autre définition de ce terme avec lequel on n’est pas, a priori, spécialement familier, se construira au gré de l’écoulement du livre, à travers les quelques trente œuvres présentées au sommaire. Le voyage s’effectue via les livres des autres, à travers la fiction, voguant sur « le fleuve de fond de la littérature qui ose explorer l’envers du décor », comme l’écrit Antoni Casas Ros dans sa préface.
Ce petit observatoire n’a pas pour vocation de dresser une étude critique exhaustive sur la question de l’atopia. Dans le titre, le mot « observatoire » n’est pas là par hasard. Les articles proposés sont assez courts (dix pages ou moins) et tous focalisés sur une œuvre en particulier. Leur brièveté n’empêche pas la qualité de l’analyse, elle-même toujours fine, plutôt accessible, très agréable à lire, toujours agrémentée de citation toujours très bien choisie, et bien intégrée au texte. Quant aux auteurs présentés, ils sont de toutes nationalités et de toutes sortes. Des plus connus (Gide, Pessoa, Borges, McCarthy) aux plus inattendus (Erofeiev, Brinkmann, Marechera). Le voyage proposé (car c’en est un) est total.
Ce qui doit arriver arrivera, rien n’a d’importance.
P.105
Atopia est découpé en dix grands axes (que l’on peut consulter en accédant au sommaire sur cette page). Entre chacun de ces grands axes, Eric Bonnargent y intercale de courtes citations d’auteurs qui auraient pu figurer parmi ces pages mais qui n’y sont pas. Ils participent au livre sans y être. Ils sont eux-mêmes atopos en cela. Comme toujours, les citations sont parfaitement choisies et découpées, elles ne sont pas là pour la forme : elles aèrent, elles appuient le tracé mis en place dans le livre. « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer », écrit Beckett dans L’innommable. Il s’agit d’une de ces citations d’entre-deux, flottant entre les pages, aiguillant discrètement la lecture.
Je l’ai écrit plus haut : lire Atopia, c’est accepter de faire un voyage entre les œuvres, un voyage éparpillé dans la fiction des autres. Lire Atopia, comme à l’époque suivre le blog Bartleby, c’est une porte d’accès vers d’autres littératures. Même en dissertant sur des auteurs déjà adoubés par l’Histoire Littéraire, Eric Bonnargent s’évertue à orienter son analyse sur des œuvres moins lues, moins connues ou moins commentées que les titres majeurs. Le but du jeu de cette lecture, c’est justement de jouer le jeu. D’apprendre à découvrir (la plupart de ces livres, je ne les ai jamais lus et une partie de ces auteurs m’était totalement inconnue) pour pouvoir poursuivre, au-delà de l’observatoire, les fictions traversées. Et ça marche, chaque article d’Eric Bonnargent donnant véritablement envie d’en lire plus. Voilà pourquoi Atopia n’est pas un bon investissement : on ne le lit pas pour pouvoir s’économiser la lecture des textes qui y sont abordés, on le lit pour ensuite acquérir et dévorer d’autres livres. Tous, tant qu’à faire.
L’écriture est un art, la lecture en est un autre. (...) Si, pour un homme, « être c’est être perçu » , pour un livre, « être, c’est être lu ». Mon intention, en écrivant cet ouvrage, était d’aider certains livres à exister pleinement.
P. 291
Atopia défend de toutes ses forces une littérature exigeante, une littérature qui a du corps. Une littérature, quelque part, assez désespérée aussi, comme on le lit au sujet de L’écrivain et l’autre de Carlos Liscano :
L’écriture est inutile parce que l’écrivain n’est jamais lu et qu’il ne peut pas atteindre ses objectifs. À mesure qu’il écrit, l’écrivain, le vrai, pas l’auteur de best-sellers, se fait de plus en plus exigeant et se sent de moins en moins à la hauteur.
P. 214
Le désespoir, l’impression permanente d’être résolument étranger à ce monde en mouvement qu’on ne fait que traverser, c’est un des points récurrents dans les œuvres choisies. « Les choses sont pareilles aux choses » d’après Antonio Caballero (P.209). D’ailleurs, l’atopia est un symptôme dépourvu de traitement : on ne s’en défait pas. Les dix grands axes présentés par Eric Bonnargent sont autant de pistes pour évacuer ou accepter cette condition mais « rien n’a d’importance » pour reprendre ma citation de tout à l’heure, ou plutôt : rien n’est suffisant. Probablement car le lecteur est de mèche. Celui qui lit est lui-même en pleine atopia, en train « d’échapper au réel et de le nier ». Avec ce Petit observatoire de littérature décalée on se décale encore : voici trente œuvres ou trente auteurs à découvrir ou à approfondir à la lumière d’une analyse personnelle et vivante. « On vit ou on lit », écrit Eric Bonnargent un peu avant la fin du livre. Lecteurs, nous sommes à notre tour condamnés à l’atopia, cet exil immobile dont l’atmosphère nous est si familière. Voilà aussi l’objet de cette lecture car, oui, nous avons nous aussi choisi de lire, autrement nous ne serions pas là.
D’autres observatoires :
– La cause littéraire
– Présentation sur l’Anagnoste
– E-Littérature
(Article également proposé sur le webzine Culturopoing)
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♙Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010) |