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Elle se lève l’air hagard (hagard est un mot comme un autre) : il faut qu’elle raconte à quelqu’un ce qu’il y a dans son rêve. C’était une espèce de bus ou de rangée de sièges, genre des gradins, et elle l’a reconnue, misérable, une grande actrice dont elle était capable de te donner la filmographie d’une traite mais sans jamais se souvenir de son nom. Bref, elle était là, misérable, enceinte, vieille et désimplantée au niveau de la chevelure. On lui voyait pas mal le blanc sous la coloration. Les racines, quoi. Mais elle, elle, avec ses mitaines et sa laine sale, elle disait non, elle réfutait cette information visuelle comme quoi elle devenait chauve, c’était issu de son traitement, disait-elle, c’était pas réellement le mot traitement mais elle avait eu des poux cette femme, la grande actrice ; ça c’était dit à voix haute. Tout le monde restera plus ou moins chancelant après ça, après cette parole-là, sortie de l’aube et encore pleine d’essence et de vapeur et d’haleines émergentes, probablement près du bruit de l’eau venante ; avait-on nous passé la nuit dans ce bus ? mais enfin ça n’est pas le sujet, et puis ce bus était dans le rêve et non dans la vie ; nous, on était dans la wilderness. Près du bruit de l’eau venante donc quelqu’un a dit n’avoir pas vu tel film, on était déjà loin de l’infection et des morsure de poux dans le cuir chevelu et de la pondaison, de la démangeaison, des lentes, et l’air hagard s’est levé, le rêve formulé à voix haute a perdu de sa substance à cause de l’à voix haute, sans doute : c’était trop tard maintenant, il était plus sur elle. C’était comme ce truc, cette façon de dire en prenant un médoc dans une boîte de médoc ou sur une plaquette en stratifié OPA-ALU-PVC, après l’avoir forcé hors de la plaque, le médoc, avec le pouce ou le doigt, bon, maintenant il faut attendre que ça kick-in. D’où ça vient le mot kick-in ? Et d’où ça venait que les bouches elles disaient fuck au lieu de merde ou putain et qu’au moment de cracher, je veux dire jouir, tu disais fuck aussi plutôt qu’une onomatopée débile que dit n’importe qui au moment de tu sais, ça, jouir dans ta langue quoi ? Elle en connaissait un qui répétait inlassablement les mêmes oh oui sur le même rythme et dans la même tonalité tout du long, les murs étaient fins là où elle vivait, tu pouvais regarder l’heure et jauger, et y avait toujours quelqu’un pour téléphoner dans les couloirs et dans la cage d’escalier, devant les portes des gens et des habitations, merde, elle a tout oublié du nom de cette femme, l’actrice, celle qui avait des poux, dans son rêve du moins elle en a, elle essayera quand même de le trouver. Alors en se badigeonnant la langue de configure ou de miel elle expliquait que les mots américains ont déferlé sur nous et qu’on en était comme dépendants, voilà, ce à quoi quelqu’un a répondu que c’était réversible et qu’ici-même par exemple, là, maintenant, on ne parlait pas américain mais une autre langue indo-européenne. Je l’ai regardé dire ça. Le mec avait de la craie bleue sous les yeux, ce qui est quand même une couleur difficile à trouver dans la nature. Il y en a trois ou quatre qui se serrent pour le froid pas très loin. On entendra l’eau venir, comme j’ai dit. À un moment donné on m’a demandé mon avis sur quelque chose, mais je ne prête déjà plus trop attention à la conversation à cause de toutes les sensations qui me remontent sur les bras. Je vois que ça va faire la jonction avec les épaules, sans doute qu’il y a un nerf en jeu. Il commence à faire froid la nuit et le petit matin. Peut-être que dans son rêve, ce bus s’est arrêté en pleine forêt aussi, ou git en suspension au-dessus d’un précipice, oscillant dans la brise sans jamais réellement sombrer, ses passagers forcés d’oublier peu à peu leur crash en montagne quelques années plus tôt, bref. Le froid était un problème, mais moins que pour ceux qui vivaient effectivement là, contrairement à nous qui ne faisions que passer. On a tort de se focaliser sur les bêtes : les bêtes ont plus de cuir, sans parler de la fourure. Dans ce bouquin qu’on m’avait montré l’autre jour, l’héroïne (c’était bien l’héroïne ? peut-être que c’est juste un protagoniste moyennement important) hésitait à s’enfuir (le texte disait de changer d’état, mais c’était plus lié à la subdivision bureaucratique d’un pays fédéral qu’à la tentation des métamorphoses) avec son chien pour pouvoir vivre en paix. C’est une histoire d’euthanasie américaine, j’ai expliqué (car j’en étais venu à formuler ça à voix haute, à mon tour, comme souvent à mon corps défendant : il fallait bien dire quelque chose), et l’autre personnage répond non, ça c’est un truc que moi j’aurais fait. Il faut imaginer le mot moi en italique. Car il y avait un autre personnage encore. Il paraît que c’est un livre qu’ils ont écrit à quatre mains à base de document partagé sur le cloud. Encore un mot américain. À cause de cette histoire de cloud, on ne sait pas vraiment qui a écrit quoi. C’était censé être révolutionnaire, et peut-être bien que ça l’était, mais en réalité c’était juste pas très bon. Pas de chance. Celle qui a rêvé de la vieille actrice et de ses poux veut demander c’est quoi le rapport. Le kick in et tout. Tout ce que je veux dire, je dirai, c’est que personne il réagit jamais comme il doit réagir, dans les livres ou dans les films, ou en tout cas comme nous on réagirait. Je crois que c’est là que je voulais en venir. Je veux dire que moi je serais parti avec mon chien dans n’importe quel pays si ça pouvait le sauver de la mort. On a tous réfléchi à ça bien sûr. Quelqu’un a remarqué que l’actrice, dans le rêve, était enceinte. Ouais et alors ? C’était dit avec agressivité. Elle a cru qu’on remettait en cause toute la véracité de son rêve sur la base d’un détail inséminatoire alors qu’on partageait juste un point de vue. Ça a coupé court au moment sans qu’on comprenne réellement chacun les enjeux régissant nos silences. On avait atteint un niveau de nervosité étrange, genre à même de nous faire de nous demander, comme je suppose tous ces personnages errant là dans ce bus : mais au fond on est qui à voyager ensemble et les uns pour les autres ?


samedi 30 mai 2020 - jeudi 18 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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