Journey into Space n’est pas, de prime abord, un roman de science-fiction. Il se trouve qu’il se déroule dans un contexte d’exode spatial, et sur un vaisseau qui sillonne la galaxie. C’est le contexte plutôt que le décor. Le récit est surtout dans les corps des personnages. L’éveil des sensations à l’autre, la naissance du désir, la métamorphose mais surtout, et c’est en cela que l’écrin de la SF sert un propos, la projection dans le temps. L’adolescence est un temps sans temps, où l’on est contraint perpétuellement de se projeter vers un avenir qu’on n’est pas encore armé pour concevoir, ou de tenter de déconstuire le passé de l’enfance qui est déjà révolu, quoi qu’on puisse en croire. Ici, ce temps-là est transposé dans celui, charnière, d’un vaisseau censé conduire l’humanité vers une planète habitable pour fuir une Terre finissante. C’est notre époque : fuir plutôt que faire. Sur ce vaisseau, on trouve donc plutôt des générations sacrifiées, et qui n’ont pour seule fonction que de pousser leurs gênes un peu plus loin dans l’échelle de la vie humaine, donc de l’espèce. Alors que faire quand on est adolescent sur un environnement pareil et qu’on n’a jamais connu de notre vivant aucune planète qui soit, à commencer par la Terre ? On s’y projette. C’est là tout l’objet de la première partie du livre, qui est d’une justesse de sensation telle que ce n’est plus le sort des personnages qui les émettent qui importe mais leur langage même, son invention progressive, lui qui tente maladroitement, selon le jeu conçu par leurs créateurs, de reconstruire en imagination cette planète où ils n’ont jamais mis les pieds. Au fur et à mesure du récit, on réalise combien la planète que les deux personnages recréent à la bouche n’est pas la Terre mais une planète autre, jumelle, qui lui ressemble, malléable à merci, et qui n’aura pour seule fonction qu’un point de rencontre hors du corps pour deux âmes prisonnières du leur (corps organique, corps eux-mêmes prisonniers d’un corps plus vaste encore, technologiquement avancé, qui sillonne le cosmos si lentement qu’on a le sentiment que la possibilité même du mouvement nous a été ôtée). Le langage est le seul élan capable de tenir la tension du sentiment amoureux, quoi que n’étant pas à même de pleinement l’exprimer par ailleurs. Étant dépourvu de monde, les deux adolescents se font un monde de mots, et ce qui nait de leurs esprits, au-delà de la forme même du langage, peut tout à fait porter le nom de poésie. On ne s’intéresse pas aux destinées de l’humanité ou à l’état de la Terre, on ne veut rien savoir d’un réel qui ne saurait jamais être le nôtre, et toutes les cellules sensibles de nos corps sont dressées vers les évènements les plus organiques d’une vie humaine : les odeurs, la sensation de la pluie sur de la peau à soi, la lumière, la texture de la terre. Autant de point de contact entre le monde et le corps à réinventer. Tout du long, le récit avance tenant sa métaphore de monde encapsulé en soi, et lorsque la métamorphose s’amorce, c’est une métamorphose géologique, volcanique, océanique, atmosphérique, avant que d’être humaine.

And she held up the grass test-tube between them ; they brought their faces close so they were together in the fresh, light, lawny smell. ’It’s early May,’ she whispered. ’A sunny morning. Not a cloud. An hour ago, there was a brief shower. It’s a beautiful, beautiful day.’ She spoke deep into his ear — lose, breathy — and he, inhaling, had the illusion that the grass-smell was coming from inside her, that her lungs were its sweet source.

Voilà qui vaut pour la première partie du roman, qui représente à peu près un tiers du livre. Après : de belles dilatations temporelles, quelques phrases, une métaphore (l’écriture) qui se décline, et le sentiment que le sujet du livre (le temps) s’est délité. Et l’unité de temps du récit, elle, s’est brisée. La conception même du temps, qui n’avait aucun sens au début (lorsque ce qu’il reste de la Terre envoie un message, il est tellement lent à parvenir jusqu’au vaisseau que la réalité à laquelle renvoie ce message n’a plus cours) revient dans la norme. Alors, le livre qui transcendait les genres redevient un livre ancré dans le sien, se conformément quelque part aux codes d’une SF blanche en esprit loin des énergies du livre. Quelles que soient par ailleurs les audaces narratives qu’il met en place, aucune ne parvient à nous faire oublier que la langue qu’il construit, loin de celle, intuitive, des adolescents du début, est celle de la fiction finie, pensée comme telle, avec un but à atteindre, une direction à suivre, des situations (parfois artificielles) à exposer, bref, une fiction qui, contrairement à ce que l’on pense imaginer de l’univers, ne peut pas être en perpétuelle expansion, toujours, jamais.

Journey Into Space, Toby Litt, Penguin Books, 243p., 2009.


samedi 1er février 2020 - mercredi 24 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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