J’avance dans les rues d’une ville qui n’était pas ma ville avec quelqu’un (qui ?). Partout où je vais j’amène un livre qui n’est pas seulement un livre : c’est un ensemble de quatre ou six livres cousus ensemble. Un Dostoievski bilingue. Le premier livre est en français, le deuxième en russe, etc. Jusqu’au dernier. Tout ce que je sais de ce livre, c’est que ce n’est pas Les Frères Karamazov. On devrait toujours définir nos livres selon ce qu’ils ne sont pas plutôt qu’en essayant, parfois maladroitement, de les réduire à ce qu’ils sont (ou, plutôt, ce qu’on croit qu’ils sont). Au Musée d’Art Moderne, il y a quatre expositions. La première concerne Maurice Allemand, qui a introduit l’art moderne à Saint-Étienne. L’Arte Povera, dont finalement je ne retiens que cette grande photo qui sert d’affiche à la collection, que j’ai moi-même prise en photo, et dont mon père derrière moi a pris une photo de la photo en train d’être photographiée par mes soins. Tout le monde est de dos. Alexandre Léger ne fait pas dans la photo mais dans le fantastique narratif au stylo, le tout dans des cahiers d’écolier. Il explore par l’art la piste des migraines. L’une des œuvres est même une ordonnance à lui, et on peut lire sur cette feuille de papier qu’il prenait deux fois plus de Nocertone que moi à l’époque où je le prenais à plein, quatre fois plus que ce que je prends actuellement, huit fois plus que la dernière dose avant l’arrêt complet d’elle à quoi je m’apprête à passer dans quelques jours. Est-ce que ça marchait ? Il aime assez les bleus. Il y a aussi des bleus très forts, à la limite de la phosphorescence, dans la quatrième exposition : Firenze Lai. De grands personnages un peu difformes, aux longs pieds, qui se trainent, trop grands pour la toile. On dirait qu’ils y sont à l’étroit. N’est-ce pas précisément notre cas à tous ? Elle est née en 84. Là encore, c’est très narratif, même sur les tout petits formats en noir et blanc. Si je dis narratif, c’est que je pense déjà à la métabolisation de ces concepts dans l’espace littéraire. J’aurais dû dire, comme pour Alexandre Léger d’ailleurs, figuratif, ou quelque chose de cet ordre. Si je choisis de dire narratif, c’est probablement que je me détache déjà, en les voyant, de l’art visuel. Que tout est matière, à interpréter, à recomposer, à absorber en soi. C’était le cas aussi durant l’exposition Allemand : Michel Seuphor et son Dessin à lacunes : n’était-ce pas tout à fait Grieg, graphiquement parlant ? Mais un Grieg à venir. Une poésie du caviardage. Jean Leppien, une étoile polaire. Hans Hartung. Albert Gleizes. Quelques Rotoreliefs de Marcel Duchamp. Et à la librairie du musée, un ouvrage de Pascal Mougin aux Presses du réel sur les liens entre art contemporain et littérature. Voilà ce qu’il me faut. Voilà ce qu’il me faut, mais il faut déjà repartir : si je ne monte pas en centre-ville pour mes cadeaux de noël, je vais devoir m’y coller le dernier jour, à la dernière minute. Quelque part, c’était un peu mon intention mais que me resterait-il alors ? Des best-sellers ? Du saucisson ? Péter Nadas : quelles sont-elles, ces forces qui décident de quelle manière je vais assouvir mon désir de découverte et mon espoir d’être découvert ? Depuis lors, je n’arrive plus à m’ôter de la tête que la littérature, en vraie domestique de la réflexion causale, s’occupe exclusivement de ce qui arrive, alors que tout ce qui n’arrive pas occupe dans la vie une place immense. 1 Quand soudain : mais qui est Theodor Fontane ? Personne pour me répondre en ville. Je ne pose pas la question. Je fais mes cadeaux en une heure. Je trouve tout très vite. C’est tellement simple quand tu es dans le temps. J’avais la sensation de ça, être dans le temps. Avant de le rejoindre, j’écris à N. j’arrive mais en réalité je ne prends pas le chemin le plus court et je m’arrête tous les cent mètres pour nourrir ma story. Et c’est bien la première fois que je déambule dans ces rues en me disant merde, c’est une chouette ville. La lumière est dorée douce. Pas les mêmes doux qu’à Tokyo mais des doux néanmoins. Et puis, il y a les pilônes. J’explique à N. combien ces pylônes électriques me frappent, et jusqu’au bruit qu’ils font, quand la plupart des gens ici doivent se dire que ça déchire le paysage. Je les ai mis dans « Bara no hanayome » : l’âme / des lignes à haute tension, / près d’eux, sinue... ça ira / jusqu’à couvrir le timbre & / le duvet de leurs voix. une / espèce de bruit blanc, etc. Là, ça ne nous couvre pas, on se parle et c’est bien. Puis on ira rejoindre L. et I. chez elle, je veux dire son nouveau chez elle. C’est très beau. Grand. Elle a préparé des trucs sans gluten. Je fais chier tout le monde avec mes lubies alimentaires bien que tout le monde me dise que ce n’est pas un problème ; probablement car j’ai des amis et une famille formidables ? L. dit : on a bien vieilli. Est-ce une bonne chose ? Faut-il nécessairement que les choses soient bonnes ? Par exemple, une soupe (c’est le cas). Ou alors, cette soirée. On est bien. Tout le monde dit vouloir pas rentrer tard mais en fait, tard, c’est à partir de quand ? Avant qu’il le soit (ou non), un jeu au cours duquel on se fout sur la gueule. Apprendre aussi de nouveaux mots. (Être) nature-peinture. Peser dans le game. N. me ramène en voiture, la ville est vide et noire, les lueurs sortent. C’est assez beau la montée éclairée vers le cimetière du Crêt-de-roc où se passe un passage de Coup de tête, je vous ferais remarquer. Je lui dis qu’on peut passer par le golf mais on ne passera pas par le golf. J’ai mes cadeaux avec moi. Mes sacs font floc-floc. Et puis de toute façon qu’il y ait un golf ici, franchement, ça me dépasse.


jeudi 23 janvier 2020 - samedi 20 avril 2024




↑ 1 Phébus, traduction Marc Martin, P. 14.

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Article publié Article 200324 GV il y a 4 heures
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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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