On doit pouvoir dire Rivage au rapport ou Rivage ou RAR.

RAR est un livre que je lis au fond depuis des années, sans savoir que je le lis, mais le lisant quand même, le tout avec plaisir, sautant aussi des passages, parfois, avec plaisir, ne sachant pas que je lis ce que je lis donc n’en tirant aucune culpabilité, ce qui peut arriver en revanche quand il nous arrive de sauter un chapitre ou une page dans un livre imprimé, relié, glué, etc., qu’on lit et qu’on sait qu’on lit. Est-ce fréquent de lire un livre sans savoir qu’on le lit pour ensuite le relire véritablement pour la première fois, mais après la première ? À cette question, j’ai à la fois envie de répondre non et oui, tout le temps, sur le web on ne fait que ça. Ce que j’essaye de dire, c’est que Rivage au rapport est paru en partie, de façon fragmentaire, sur le site de l’auteur, et que ça génère un lien particulier à l’œuvre, je trouve, de lire d’abord un livre dans sa brume, avant de le lire dans sa pâte à papier. De fait, ce n’est pas si fréquent que je me rende en librairie sachant ce que je vais y chercher, et dans la tension de la parution, de la nouveauté, de la survenue du livre. Se dire : quelque part, cela fait des années que j’attends ce livre, sans savoir que je l’attendais, tout simplement car cette écriture m’a travaillé au corps, et non le contraire. Je suis lié à elle.



La deuxième chose qu’il faut sans doute préciser avant de poursuivre, c’est qu’on ne trouvera pas de blurbs ici, ou en tout cas de contenu potentiellement blurbable. C’est un choix. Pardon aux éditeurs.


Copperfield reçoit un SMS de Sam Delta.

Faites attention, il va se passer un truc bizarre.

Il ne sait pas s’il doit s’y fier. Il se passe déjà un truc bizarre.



Dans RAR, Un adolescent est retrouvé mort, une couronne tatouée sur le corps. L’inspecteur Rivage et son assistant Copperfield mènent l’enquête. C’est vraiment littéralement le point de départ du livre. Ils ne sont pas les seuls à mener l’enquête : d’autres adolescents le font aussi de leur côté, avec leurs outils, leur culture, leurs réseaux. Il n’y a pas de hiatus entre ce qu’on pourrait appeler le réel et la fiction (sous toutes ses formes), il y a donc des passages possibles entre les deux, c’est sans doute en soi une piste. Le meurtre en lui-même, et ce qu’il y a autour, et ce qui le motive, sont sans doute liés au mal absolu. Quelque part, c’est le point d’origine de toute quête, accomplie ou non. Dans Le Secret du mal, un livre de Roberto Bolańo considéré comme mineur, et qui par ailleurs ne traite pas réellement du mal, on peut lire la phrase suivante. Cette histoire est très simple mais elle aurait pu être très compliquée.

Les traces de sang sont un mauvais signe pour les victimes, mais un excellent outil pour l’enquête.



Rivage est un livre qu’on lit d’abord avec une forme de frénésie (c’est dû au rythme des paragrahes courts et des chapitres courts), puis passé grosso modo la moitié ou les trois quarts cette frénésie se déforme pour devenir un genre de ralenti (pour garder à distance la fin à venir).



D’ordinaire, je n’aime pas lire des séries en cours et devoir attendre la parution des prochains tomes pour continuer. J’ai une amie qui exclut spécifiquement toute forme de lecture (littérature, bandes-dessinées, etc.) qui ne soit pas potentiellement assouvissable dans la continuité. Elle n’aurait donc pas lu RAR, et en cela aurait tort. Moi, j’ai tendance à lire deux livres en même temps. L’un censé m’apporter la langue, l’autre censé me fournir l’allant. L’écriture et l’élan narratif, si on veut. Le plus souvent, c’est un livre de littérature dite générale, ou de poésie, et un manga. Il se trouve que dans l’énergie Rivage au rapport est les deux. J’ai mis de côté Chainsaw Man pour lire Rivage au rapport.



Pendant un temps je me suis imaginé le nom de Rivage découlant de Levi dans L’attaque des titans qui en japonais se prononce Rivaï, et que dans les sous-titres des premières saisons, à ce qu’il me semble, on orthographie Rivaille. Mais Rivage est très différent de Levi. Et Casca n’est pas la Casca de Guts (ou Gats) et Griffith, qui lui n’est pas le même Griffith que celui apparaissant dans la série Peter Fire, elle-même différente du personnage nommé Peter Fire, précisémment en hommage à la série Peter Fire, qui existe dans le livre mais pas dans la vie. Ça semble très compliqué comme ça mais en fait c’est très simple.



Je ne suis pas sûr que Copperfield soit mon personnage préféré, mais il a une belle évolution. Au début, je n’appréciais pas trop Rivage et Sam Delta, mais il y a une super scène avec eux deux dans une voiture. Au fond, je crois que celui auquel je suis le plus attaché, c’est Peter Fire. Le Peter Fire personnage de fiction, et non le Peter Fire personnage de fiction dans la fiction.

Stivitybobo dit : c’est comme une maison où tous les murs seraient des portes.



Parfois en lisant d’autres articles sur le livre, j’ai eu le sentiment qu’on considérait les personnages de RAR comme des PNJ mus par des logiques d’automates (ce que, pour le coup, on pouvait parfois penser de La ville fond, peut-être à tort d’ailleurs). Mais j’ai le sentiment qu’il y a au contraire beaucoup de vie en eux. Si leur design (au sens disons de conception) est au début étique, évoquant l’esquisse ou la ligne claire, chacun d’entre eux s’épaissit à mesure que le roman avance. Ce sont des personnages en pleine mutation, ils se nourrissent de nous autant que nous on se nourrira d’eux.

C’est terrible, dit Stivitybobo. Et en même temps, c’est la réalité.



Ce livre est quand même un gros fuck au principe du show don’t tell.

En fait, dit Rivage, comme on n’utilise que 10% des capacités de notre cerveau, on ne peut pas comprendre que chaque geste qu’on fait est déjà fait avant qu’on le fasse.



La mélancolie adolescente n’est pas le cœur du livre ; la mélancolie de l’adolescence non plus. Pourtant c’est très irrigué de ces deux courants-là. Je crois que ce qui me touche, c’est la façon très fin des années 90 début 2000 de considérer la solitude adolescente non comme solitude mais comme une profusion de faisceaux de communications intérieures. J’ai moi aussi connu la frénésie des forums avant l’avènement du web dit deux point zéro qui faisait qu’on pouvait passer des journées sans décrocher un mot sans pour autant cesser d’échanger avec quiconque. Qu’on se rende compte : c’était avant les réseaux sociaux et avant les smartphones.

L’un d’entre eux dit : j’emprunte la voiture de mon père et me gare sur des parkings vides où je dors toute la nuit. Un autre : je joue à glodeneye 007 tous les jours pour évacuer la tristesse du suicide de mon père qui me l’avait offert. Un troisième : je me cache dans les bois pendant des heures pour faire croire à mon père que je vais au cinéma avec des amis.



Il y a deux scènes auxquelles je pense particulièrement : en fait ce sont les mêmes. Il y a cette esquisse en une phrase de ceux qui se retrouvent à s’enfermer dans le noir pour jouer aux jeux-vidéos, en plein après-midi ensoleillé. J’ai souvenir d’heures passées exactement dans ces conditions à jouer à trois quatre à Resident Evil 1 en se passant la manette, rideaux fermés pour se prémunir des reflets : les hunters qui ressemblaient à des grenouilles étaient hyper flippants. L’autre scène est la suivante.

Mista entre dans une pièce trop étroite pour que même quelqu’un de seul s’y sente à l’aise. C’est comme au sommet d’un phare mais sans la grosse ampoule au milieu.



La seule expérience que j’ai du golf c’est A) Mario Golf et B) le mini-golf. Je sais qu’il y a un golf au-dessus de chez mes parents quand j’ai grosso modo l’âge qu’ont les personnages adolescents de Rivage au rapport mais, sincèrement, je serais bien en peine d’expliquer pourquoi on a jugé utile de mettre un golf là. Un jour, Jérôme Alonzo a pourtant déclaré que c’était un super golf. Je ne demande qu’à le croire.



J’avoue avoir kiffé le chien sur Mars (et pas que).

Il dit : je ne savais pas que les chiens pouvaient faire ça.

Rivage dit : c’est peut-être son voyage sur Mars qui lui a donné ce pouvoir.

En même temps, dit Copperfield, les fourmis se déplacent à 0,855 m/s, et les scarabées peuvent porter jusqu’à 1 141 fois leur poids, donc tout est possible.



Il y avait du post-exotisme dans Saccage, moins dans La ville fond. Un peu dans Rivage au rapport, mais dans la forme épurée qu’on peut trouver chez Manuela Draeger et ses récits pour la jeunesse, orientés notamment autour de la figure de Billy Potemkine. Par exemple ce genre de constructions 1 : Cette histoire de nuit qui ne vient pas. Il pense comme moi : que si ça dure, c’est terriblement bizarre. Ça a duré. C’était terriblement bizarre.



La construction du roman (courts chapitres, courts paragraphes, tissés selon un principe qui amène l’intrigue à beaucoup respirer) peut laisser à penser que l’écriture est délayée, c’est-à-dire qu’on lui a fait prendre une forme anormalement ample, alors que ça devrait pouvoir tenir en 200 pages. J’ai l’impression contraire : c’est une forme qui me semble plutôt comprimée, et pourtant elle tourne, je veux dire elle respire.

Rivage pense à un mode d’emploi qui expliquerait comment découvrir la vérité et sauver les adolescents. La première étape serait : découvrez la vérité, et la seconde : sauvez les adolescents. Mais avec des illustrations qui permettent de comprendre facilement comment faire.



Il n’est pas impossible que les personnages du récit soient précisément ce qu’ils sont. Peter Fire Peter Fire. DuKeNuKeM-4D Duke Nukem. Ça me rappelle une anecdote. À quatorze ou quinze ans je suis comme on dit monté à Paris pour rencontrer des membres d’un forum avec qui je parlais tous les jours, c’est-à-dire plus qu’à n’importe lequel de mes amis IRL. Comme beaucoup à l’époque (le magasin n’existe plus à ce jour, il a fermé il y a des années après avoir vendu des copies pirates illégales de tout un tas de trucs) nous nous sommes retrouvés boulevard Voltaire devant chez Konci. C’était incontournable. J’y ai acheté, cette fois-là ou une autre, l’OST d’FFVI Grand Finale et le Blue de Cowboy Bebop. Bref, j’ai retrouvé là-bas deux personnes : l’une se faisait appeler Link (et dessinait copiant le style de Nobuteru Yûki, notamment la forme des nez), l’autre se faisait appeler Shigure (et dessinait copiant le style de Nobuhiro Watzuki, notamment la forme très géométrique des muscles). Nous ne nous sommes jamais appelés par nos prénoms respectifs. Je n’ai aucun souvenir de leur visage à tous deux. Mais je revois encore l’avatar qu’ils utilisaient sur les forums ou les chans IRC que nous fréquentions.



Dans ce livre, j’ai corné 25 pages, pour marquer 25 passages différents, de Rivage a les deux mains sur le volant. Il passe les vitesses très vite en faisant buter le levier contre le plastique ; chaque fois, l’aiguille du compte-tours passe dans le rouge. à La modélisation des fesses de Dante alors qu’il tourne le dos à la caméra est parfaitement rendue. Je me souviens avoir acheté ce jeu, Dante’s Inferno, à quelque chose comme -90% dans un bac à soldes, il y a plusieurs années, et avoir constaté très surpris qu’il n’était pas nul. L’Enfer de Dante sur PS3, c’était casse-gueule. Comme la plupart des jeux auquels je joue adulte, et ne résultant pas d’une phase de nostalgie m’amenant à rejouer à des jeux déjà faits adolescent, je ne suis pas allé au bout. Quelque part ça dit quelque chose qui est, me semble-t-il, assez proche de cette ambiance adolescente qu’on trouve dans Rivage au rapport. Quelque chose comme : mais au fond, c’est là que tout se jouait. Comme partout dans ce texte, c’est moi qui souligne.

Il pense : en fait, ce n’est pas de trouver la solution qui est difficile, mais de réussir à la transmettre aux autres.



Tout simplement ce livre m’a rendu heureux 2.


dimanche 3 octobre 2021 - vendredi 19 avril 2024


Quentin Leclerc, Rivage au rapport, Éditions de l’Ogre, 2021



↑ 1 Ici dans Un œuf dans la foule, Médium.

↑ 2 Eh merde, c’est un blurb.

31127 révisions
# Objet Titre Auteur Date
Article publié Article 180324 GV hier
Article publié Article 190324 GV il y a 2 jours
Article publié Article 180324 GV il y a 2 jours
Article publié Article 170324 GV il y a 2 jours
Article publié Article 160324 GV il y a 3 jours
Les plus lus : 270513 · 100813 · 130713 · 120614 · 290813 · 271113 · 010918 · 211113 · Fuir est une pulsion, listing adolescent · 120514 ·

Derniers articles : 190324 · 180324 · 170324 · 160324 · 150324 · 140324 · 130324 · 120324 · 110314 · 100324 ·

Au hasard : Ciel(s) #2 · 141013 · 150518 · 161220 · 230809 · 041118 · 100619 · Coup de tête 2/5 · tapenade verte ou rouge · 050319 ·
Quelques mots clés au hasard : Yoko Kanno · Choderlos de Laclos · Batman · Yoann Vornière · Nicolas Frize · Philippe Castelneau · Jules Verne · Brian Aldiss · John Tarachine · Dead Can Dance · Tsutomu Nihei · Dragon Quest · Christophe Chabouté · Vladimir Nabokov · Georg Trakl · Lapins · Fabien Clouette · Patrick Froehlich · Inio Asano · Edmond Jabès · Imogen Reid · Taiyou Matsumoto · Jiminy Panoz · Code Quantum · Franck Thomas · Danielle Carlès · Bruce Bégout · Aldous Huxley · Agnès Varda · Robert Wyatt

Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)