Souvent, ce que la plupart des gens attendent d’un livre (ou bien alors, et ça change tout : ce qu’on suppose que les gens attendent d’un livre), c’est qu’il les emporte. Emporter est un autre mot pour dire avoir envie de continuer à lire pendant qu’on lit. On dirait aussi qu’il y ait de la tension. Il y a de ça dans La plus secrète mémoire des hommes et ce n’est ni bien ni mal c’est un constat.

Inventez votre propre tradition, fondez votre histoire littéraire, découvrez vos propres formes, réprouvez-les dans vos espaces, fécondez votre imaginaire profond, ayez une terre à vous, car il n’y a que là que vous existerez pour vous, mais aussi pour les autres.

Cette citation provient de la dernière partie du livre. La fin et le début sont particulièrement soignés. Certains passages me marquent. L’architecture générale, faite d’enquêtes et de contre-enquêtes, cherchant à suturer entre eux des témoignages autour d’une figure absente, qui nous aimante, fonctionne. Mais le livre repose (ou plutôt, ne repose pas) sur des zones de fragilité plus gênantes. C’est un peu triste à dire, mais on sent que l’auteur reste juste quand il reste attaché à son cas personnel. Dans des parties ou des passages qu’on suppose d’inspiration plus ou moins autobiographique, même reliés à une trame qui, elle, l’est moins, ça fonctionne. Le geste (la parole ? la voix ?) est assuré, équilibré. Mais dès qu’il s’excentre un peu de cette zone (que certains pourraient appeler de confort, mais qui relève en vérité de l’inconfort : c’est la part dangereuse de l’écriture de soi, c’est la prise de risque), ça ne tient plus vraiment. Le geste est laborieux, on voit qu’il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour dire ce qu’on ne sait pas dire de façon éclairée, et puis surtout cela s’embourbe dans des chapitres beaucoup plus convenus, notamment au centre du roman. Les récits imbriqués, par exemple (faux articles de journaux, fausse enquête littéraire, fausses lettres égrenées), sont très en-deçà de la narration d’ensemble et cela se voit, cela se sent à la lecture. Peut-être même que c’est perçu par la narration même, ce qui donne un sentiment étrange :

Il y a quelques formules bien tournées, mais dans l’ensemble, cette enquête est complètement ratée et pas très bien écrite. Vous ne trouvez pas ?

Quelques articulations, aussi, semblent précipitées, pour ne pas dire artificielles (fin de l’avant-dernière partie). Pour autant, on ne lâche pas le livre, il y a un horizon qui nous tient. Revoilà la tension.

La vérité, Diégane, c’est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir.

Ce livre, comme beaucoup d’autres, illustre sans doute la faillite de la critique littéraire telle qu’exposée dans le roman : on lui fait dans la presse et dans les recensions des prix l’offense que l’on fait au cours de l’intrigue au roman dans le roman qui motive le récit. On l’a réduit à son (ses) sujet(s). On l’a traité avec exotisme, on a mis en valeur son africanité 1, soit un contre-sens parfait du roman pour qui a lu correctement le livre. Idem pour celles et ceux qui choisiront, comme chaque année chaque rentrée, de parler de grand livre, de parler de chef d’œuvre, faisant donc le contraire de ce que ces articles disent, le livre étant traité comme n’importe lequel avant lui, le réduisant à son identité marchande.

Hier soir, pendant que nous faisions l’amour, j’ai regardé à l’intérieur d’une gouttelette qui coulait le long du corps d’Aïda.

Il y a quelque chose que La plus secrète mémoire des hommes réussit parfaitement sur le plan technique, outre l’architecture d’ensemble qui est plutôt stimulante, c’est la superposition des moments de narration : comment on entrelace les scènes racontées par des personnages, et la mise en scène de ces personnages faisant la diction de ces témoignages, comme si (et après tout dans un roman c’est le cas), toutes ces figures, bien qu’issues de temporalités différentes et inconciliables, pouvaient bien partager un même lieu le temps d’un récit. Voilà ce que je retiens. Et qu’en refermant le livre, certes on ne se dit pas qu’on ira jamais le relire, mais que la découverte du Devoir de violence, le livre ayant inspiré ou appelé ce livre, ou le roman précédent de l’auteur, se propose à nous, en soi, ce n’est pas rien.


dimanche 21 novembre 2021 - dimanche 31 décembre 2023


Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey / Jimsaan, 2021



↑ 1 « Il y a une autre chose qui me plaît, et on en a discuté autour de cette table, certaines phrases, certaines tournures me paraissent hermétiques, mais je trouve qu’elles sont un peu africaines. J’ai la même impression en les lisant qu’en regardant une statuette fétichiste, des fois je ne comprends pas tout à fait ce que le sculpteur a voulu faire, mais ça me parle, ça m’émeut. », a déclaré Didier Decoin, président du jury du Goncourt.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)