Il y a une forme d’obscénité à traverser le couloir d’un musée des beaux arts la nuit suivant le bombardement d’une ville. Heureusement pour Bajir, quelqu’un avait pris le soin de couvrir les toiles d’un drap ou d’une couverture, quand elles n’étaient pas simplement tournées face contre mur.
— Maarko l’a exigé, dira le gardien de la loge, qui donc mène Bajir par cette aile, car c’est le chemin le plus court menant aux appartements privés de Maarko, qui en est le directeur. En tant que tel, il a la jouissance exclusive du logement dà » à la fonction.
Mais qu’y a-t-il à diriger dans un musée en temps de guerre ?, pense Bajir comme chaque fois que Bajir en est réduit à aller quémander du travail à Maarko.
Sur le seuil de ses appartements, l’homme n’est pas seul. Ça parlait métal fondu, qui se revendait plus ou moins cher. Qui était moyen de subsistance. Bajir qui a des mots pleins la bouche ne dira rien.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?, dit Maarko, qui manifestement le reconnaît.
— Je me disais peut-être...
— Qui t’a demandé de parler ?
Maarko le fait attendre et termine sa conversation avec son hôte, qui porte comme lui un costume très cintré, qui fume comme lui cigarette sur cigare, mais qui ne se passe pas, contrairement à Maarko, la main dans les cheveux pour se les cirer en arrière.
Quand on pensait au niveau d’inflation en ville, c’était étonnant de se dire que Maarko parvenait encore à se trouver de la gomina de prix. Mais Maarko se fiche bien des prix. Et ce qu’il boit dans son verre à whisky, bien que n’étant pas du whisky, c’est du pur concentré de lueur. Et ça, ça vaut cher. Il en propose à l’autre, c’est-à -dire l’hôte, lequel décline. À deux ils se parlent encore une heure au moins, sans prêter la moindre attention à Bajir, qui, n’ayant pas été invité à s’asseoir, est resté debout.
Après le départ de l’hôte, Maarko le fait mander d’un signe de la main.
— Ne le prends pas trop à cÅ“ur mais je ne t’aime pas. Je préfère Ruibé. Ruibé n’étant pas là , tu feras l’affaire, mais ne va pas croire qu’on puisse poursuivre ça sur la durée, toi et moi. Je ne dis pas ça pour toi. Je dis ça pour les quiproquos. Moi, je n’aime pas créer des attentes. Et je n’aime pas décevoir quiconque, même des gens comme toi. Déshabille-toi et faisons ça vite, la nuit commence à peine.
Bajir le fait maladroitement, et pudiquement, comme si cette scène ne s’était pas déjà produite par le passé. Ceci étant, une fois nu face à lui, il ne prend pas la peine de se cacher le sexe avec ses mains contrairement à ce jour avec la mère de Soch’é.
— Tu ne t’arranges pas. Si tu ne fais pas plus attention à toi la prochaine fois je demanderai à la loge de ne pas te faire entrer. Tu as vu où tu es ? Tu es passé par la galerie ? Ici, on voue un culte à la beauté. Faut être au diapason.
Maarko, ces choses, il doit les lui hurler à Bajir, car il se trouve à une plusieurs dizaines de mètres de lui, que le plafond est haut et le parquet flottant bas. Les sons se répercutent. Puis la position qu’il prend est celle des duellistes au pistolet de jadis face à Bajir et il lui tire trois balles de peinture dans le torse.
Après qu’il s’effondre au sol, Maarko le finit des trois balles restantes beaucoup plus près, à tel point que la peinture fait des gerbes qui parfois le maculent.
Bajir couine et s’est protégé les yeux, ce qui fait sourire Maarko.
Les trois heures qui suivent il les passe à lui caresser les cheveux en parlant haut tout seul, parfois cherchant réponse, parfois pas.
Par exemple Maarko disait souvent, aidé par la colère, que le travail c’était une forme d’aliénation. Que de marcher c’était une forme d’aliénation. De se vêtir, de respirer, d’aimer. De peindre des tableaux c’était une forme d’aliénation. De parler à quelqu’un. De vivre avec quelqu’un. De conduire une voiture. Et c’était une putain de bonne chose. L’aliénation, disait Maarko, c’est ce qui nous pousse à devenir. À muter. Bander, aussi, c’était une forme d’aliénation.
Maarko était tout sauf un fils de pute. C’était l’avis de Bajir. Il avait ses raisons. De lui parler comme il lui parlait. De lui tirer dessus des balles de peinture avec une arme dédiée à ça. De se savoir (et non se sentir) supérieur à lui.
Maarko n’était plus capable de peindre quoi que ce soit, voilà la vérité. De bander. De formuler des pensées siennes à voix haute. De poser sur le monde un regard neuf. Il ne savait rien faire d’autre que se lustrer les cheveux en arrière et se raser le matin, et de faire éclater de la peinture épaisse sur des corps anguleux. Ça faisait mal mais c’était mieux que n’importe quelle autre activité qui faisait tout aussi mal à Bajir et pour quoi on ne payait pas mieux. Maarko payait. Il payait bien.
C’est ce qu’il fait, là . L’argent est en train de changer de mains. Le papier monnaie est pour partie taché de peinture ; ça ne fait rien. Bajir doit attendre que ça sèche avant de remettre ses vêtements par dessus elle ; ça ne fait rien. Il doit s’arranger pour cacher les billets au fond de ses sous-vêtements dans l’optique où l’on cherche, sur le chemin du retour et dans la nuit retorse, à le détrousser de son dà » mais ça aussi ça lui est égal. Il se force à ne pas penser à ce que devient Soch’é pendant ce temps dans son dos, abandonné à lui-même. Car ce qui compte, dixit Maarko qui lui attrape le menton entre le pouce et l’index pour le mettre de force de profil dans un rai de lumière pour que ses taches de peintures enfin servent à quelque chose et se fondent en elle ou le contraire, bref, brillent, c’est la beauté, rien d’autre. Correction : la beauté, et l’annihilation de la beauté.
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♙Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net depuis 2015, il mène également ses propres chantiers d’écriture, de piratage littéraire et de traduction.Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010) |