Quand je disais que je m’enfonçais petit à petit dans les charniers fictifs. Passage de V. aux accents terriblement sauvages d’un colonialisme (invasion de la Namibie au début du siècle) savamment administré. Version traduite puis originale dans la foulée. Difficile de couper net, le texte est dense. Et d’une percussion tranchée parfois préoccupante : le deuxième paragraphe comme clair-obscur d’un massacre organisé. Parfois s’en vouloir de s’extasier sur la beauté de la langue, mais bon.

Fleische parvint à se dégager en roulant sur lui-même. Les deux hommes allèrent demander la clef au sergent, ouvrirent le collier, sortirent leur Hottentot des rangs et le poussèrent à l’écart. Une fois que Fleische, avec l’extrémité de son sjambok, se fut exercé selon la règle sur les organes génitaux du Noir, ils le matraquèrent à mort avec la crosse de leur fusil et jetèrent la dépouille derrière un rocher, l’abandonnant aux vautours et au mouches. Mais, tout en faisant cela (et Fleische devait reconnaître plus tard qu’il avait éprouvé, lui aussi, quelque chose de semblable), il sentit descendre sur lui, pour la première fois, une sorte de paix étrange, parente peut-être de celle qu’avait connue le Noir en rendant l’âme. D’habitude, si on éprouvait quelque chose, dans ces cas-là, c’était surtout une vague contrariété ; comme lorsqu’un insecte vous a trop longtemps importuné de ses bourdonnements. Vous êtes obligé de lui supprimer la vie, et l’effort physique, la facilité du geste, l’idée qu’il ne s’agit là que d’une unité dans une série apparemment infinie, que le fait de le tuer ne mettra pas un terme à l’épreuve, ne vous exemptera pas de tuer encore le lendemain et le surlendemain et tous les autres jours.. la futilité donc de la chose vous irrite et, conséquemment, vous apportez à chaque acte individuel un peu de la férocité de l’ennui militaire qui, comme le savent tous les soldats, se pose un peu là.
Cette fois-ci, il n’en était rien. Tout semblait soudain s’ordonner : un grand battement d’ailes cosmique, dans le ciel vide et étincelant, et chaque grain de sable, chaque épine de cactus, chaque plume du vautour qui décrivait des cercles au-dessus de leur tête et chaque invisible molécule d’air chauffé semblant s’être placé imperceptiblement de telle sorte que ce Noir et lui-même, et tous les autres Noirs que désormais il lui faudrait supprimer, s’étaient tout doucement rangés à l’alignement, s’étaient conformés à une symétrie préétablie, avaient découvert un équilibre dansant. Tout compte fait, la chose prenait un sens nouveau : distinct de l’affiche de recrutement, de la fresque d’église et des indigènes exterminés (endormis et estropiés, brûlés en masse dans leurs pontoks ; le bébé lancé en l’air et rattrapé sur la pointe de la baïonnette ; la fille que l’on aborde, l’organe dressé, ses yeux qui se brouillent à la pensée du plaisir ou, peut-être, à la pensée qu’il lui est donné cinq minutes de plus à vivre, mais qu’on abat d’une balle dans la tête avant de la posséder, non sans lui avoir fait comprendre, bien sûr, au tout dernier moment, quel sort sera le sien), distinct du langage officiel dont usait von Trotha dans ses ordres et instructions, distinct du sens du devoir et de cette langueur exquise et désarmée qui font partie de l’obéissance à un ordre militaire, un ordre filtré comme une pluie de printemps à travers des paliers innombrables avant de vous parvenir, distinct de la politique coloniale, des finasseries internationales, de l’espoir d’un avancement au sein de l’armée ou d’un enrichissement par elle.
C’était là une affaire qui ne concernait que le destructeur et le détruit, et l’acte qui les unissait ; et jamais, jusque-là, il n’en avait été ainsi. En revenant du Weterberg avec von Trotha et son état-major, ils aperçurent une vieille femme qui, sur le bord de la route, déterrait des oignons sauvages. Un militaire, nommé König, sauta de son cheval et l’abattit d’une balle ; mais, avant d’appuyer sur la détente, il avait posé le canon de son arme contre son front et il avait dit :

 Je vais te tuer.
Elle avait levé vers lui son regard et avait répondu :

 Je vous en remercie.
Thomas Pynchon, V., Points, trad : Minnie Danzas, P. 334-336.
Fleische managed to roll away. The two of them got the key from the sergeant, unlocked and removed their Hottentot from the trek, and brought him off to the side. After Fleische, with the tip of his sjambok, had had the obligatory sport with the black’s genitals, they clubbed him to death with the butts of their rifles and tossed what was left behind a rock for the vultures and flies.

But as they did this thing - and Fleische said later that he’d felt something like it too - there came over him for the first time an odd sort of peace, perhaps like what the black was feeling as he gave up the ghost. Usually the most you felt was annoyance ; the kind of annoyance you have for an insect that’s buzzed around you far too long. You have to obliterate its life, and the physical effort, the obviousness of the act, the knowledge that this is only one unit in a seemingly infinite series, that killing this one won’t end it won’t relieve you from having to kill more tomorrow, and the day after, and on, and on . . . the futility of it irritates you and so to each individual act you bring something of the savagery of military boredom, which as any trooper knows is mighty indeed.
This time it wasn’t like that. Things seemed all at once to fall into a pattern : a great cosmic fluttering in the blank, bright sky and each grain of sand, each cactus spine, each feather of the circling vulture above them and invisible molecule of heated air seemed to shift imperceptibly so that this black and he, and he and every other black he would henceforth have to kill slid into alignment, assumed a set symmetry, a dancelike poise. It finally meant something different : different from the recruiting poster, the mural in the church and the natives already exterminated - sleeping and lame burned en masse in their pontoks, babies tossed in the air and caught on bayonets, girls approached with organ at the ready, their eyes filming over in anticipated pleasure or possibly only an anticipated five more minutes of life, only to be shot through the head first and then ravished, after of course being made aware at the last moment that this would happen to them - different from the official language of von Trotha’s orders and directives, different from the sense of function and the delightful, powerless languor that are both part of following a military order that’s filtered like spring rain down countless levels before reaching you ; different from colonial policy, international finagling, hope of advancement within the army or enrichment out of it. It had only to do with the destroyer and the destroyed, and the act which united them, and it had never been that way before. Returning from the Waterberg with von Trotha and his staff, they came upon an old woman digging wild onions at the side of the road. A trooper named Konig jumped down off his horse and shot her dead : but before he pulled the trigger he put the muzzle against her forehead and said, "I am going to kill you." She looked up and said, "I thank you."


mercredi 8 octobre 2008 - samedi 20 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)