Iannis Xenakis



  • 231218

    24 janvier 2019

    Moi, j’avais jamais mis les pieds sur le site de Firminy Vert. On y remédiera. J’ai dans la tête de la mélancolie. Je m’imagine des vies fictives. On m’a pris pour un étudiant. C’est très étrange mais c’est plein de béton. Ça ressemble à la cheminée grise d’une centrale nucléaire ou bien, pour ce que j’en sais, à un genre de sarcophage, peut-être pas de facture humaine d’ailleurs. Et l’intérieur de l’église est impossible à rendre en photo, même la constellation (qui, l’a-t-on appris, sera à l’envers). Un stade. Une maison de la culture. Une unité d’habitation qui ressemble à un bateau (ou bien, qui sait, à un vaisseau spatial) à l’intérieur de quoi des gens encore vivaient. Les appartements sont peuplés, je veux dire il y avait des lueurs. Quand je mets des trucs dans le presse-papier, en fait ça va dans la souris ? J’essaye Xenakis mais ça ne prendra pas ; j’ai envie d’écrire une carte « Bara no hanayome » sur toute cette histoire ceci dit (et quelque part je le ferai).

  • 211219

    21 janvier 2020

    Mes parents m’emmènent au couvent. Je veux dire, à un couvent. C’est le couvent de la Tourette et, ici, disent-ils, ce n’est plus le Forez mais les Monts du Lyonnais. Pour y aller, il faut un GPS. Mais il faut savoir ne pas le suivre quand il dit d’aller là où il dit d’aller (ce qui est somme toute son rôle de GPS). La machine n’a pas l’air de centrer automatiquement le curseur qui représente la voiture sur l’écran alors que, dans la vie, nous sommes toujours naturellement centrés par rapport au monde qui nous entoure. C’est un principe fondamental de l’existence, comme l’eau que l’on boit, l’air que l’on respire, le vent dans quoi l’on se meut. J’ai vérifié, c’est bien comme ça qu’on dit. À cette heure-là, les vaches dorment. C’est la sieste des vaches. Il est déjà étonnant de les trouver dehors à paître. Il doit faire une dizaine de degrés, ce qui n’est pas conforme aux normales saisonnières. Nous sommes quoi qu’il arrive à moins de 500m d’altitude. Et le fait est que oui : le vent a précisément a soufflé ces derniers jours. Des arbres sont tombés. Des cicatrices dans le tissu des bois. C’est tout récent. Le couvent est un genre de navire en béton que Le Corbusier a planté sur une colline. On voit autour de nous le monde venir, car nous sommes centrés. Comme à Firminy Vert, il y a les rythmes de Xenakis mais Xenakis, je pense, à part un morceau dingue qui s’appelle « Jonchaies », je n’arrive pas à l’écouter, et puis de toute façon il est très loin d’avoir mon âge. Mais je ne désespère pas d’y parvenir un jour. C’’est un peu comme Wagner. Sauf qu’ici, ce n’est pas Wagner, c’est Anselm Kiefer. Non pas lui mais ses œuvres. Derniers jours de l’expo, je crois. Ce sont surtout des ruines, des livres, des tournesols. Des femmes dehors en blanc. La lumière tombe vite car non seulement nous sommes centrés mais, en plus, c’est le solstice. Il y a beaucoup de monde. Un prêtre, non, un frère, non, un prieur explique les œuvres. Le végétal est intimement lié au sidéral. Plus tard : sur l’arrière plan, on ne sait pas si on regarde au microcospe ou au télescope. Plus haut, à l’étage, une maquette d’une Jérusalem céleste. Une ruine. On peut voir circuler sous les plaques de béton des conduits. Des escaliers s’érigent. Descendent. Il y a l’ombre. La lumière tourne. Des tours instables. Il pleut. Non dans la vie mais dans la métaphore. On est dans la contemplation d’un désastre qui a déjà eu lieu et qui pourtant viendra après nous. C’est un truc temporel. L’art fait ça. Vivre au présent, c’est être au centre. On attend. On n’attend pas : on repart. Mais on ne repart pas. La voiture s’est embourbée. Il y a de la boue liquide qui prend les pneumatiques d’une voiture qui s’apprête à être remplacée par une autre, étant pourtant sensiblement la même, le même modèle je veux dire. Pour l’heure, cette ancienne version d’elle-même (la présente je veux dire) ne parvient pas à reculer, c’est-à-dire à se décentrer d’elle, c’est-à-dire à s’extirper d’une matière qui continuera d’exister sans nous. Ça patine. Que faire quand ça patine ? Tous les autres visiteurs sont déjà repartis. C’est la fin de l’exposition ; du moins, ce sera le cas demain. On essaye de nous aider, mais rien n’y fait. On pousse mais ça ne roule pas. Le soleil a disparu, on ne voit plus ce qu’on fait, on entend juste la musique de la roue qui tourne dans le vide et nous, pourtant, on regarde ça : on regarde ce qu’on ne sait pas voir. C’est ça, aussi, être au centre. C’est embêtant et ça n’est pas embêtant. Le couvent est ouvert, ils accueillent des visiteurs pour la nuit. Ce n’est même pas très cher. 54€. On dormira dans des cellules. Elles sont très petites (tout en longueur : un couloir) mais très bien conçues. On peut toucher les deux extrémités des murs en étendant les bras, selon les principes du Modulor. Une table, un lit, une armoire qui divise la pièce. Le lit est contre, aux pieds de lui une étagère, puis la table, puis la fenêtre. On doit pouvoir s’y tenir et regarder la vallée sur le balcon. C’est le cas. La vue est belle. Tout le béton à nu. On circule après que la nuit tombe dans les couloirs, comme si le lieu était à nous et, à un moment donné, le prieur à un lapsus : au sujet du couvent, il dira chez moi. Il se reprend. On voit les œuvres de près, et seuls. Vendu avec le catalogue de l’exposition, des reproductions du journal de Kiefer qui a séjourné là, dans le couvent, quand il avait quelque chose comme 21 ans. J’en emprunte un exemplaire en loucedé. Le lis. De toute façon, je ne dors pas : je n’ai pas mes médocs avec moi. Essayant de dormir néanmoins, je n’arrêterais pas de me dire des trucs comme : je pourrais vivre ici sans plus jamais prononcer le moindre mot de ma vie. Ce serait faire enfin sécession d’avec le langage. Ça et aussi : ce que j’ai pu appréhender aujourd’hui, dans ce bâtiment, sous cette architecture, face à ces œuvres, mais il en va de même pour la musique par exemple, comment faire pour le retranscrire en littérature ? Comment le traduire dans l’écriture ? S’il y a une réponse à ces questions, ce n’est pas ici que je la trouverai. Le plus dur, écrit Kiefer, au sujet de l’écriture du journal 1, ici, c’est de dépeindre une chose, quelle qu’elle soit. On peut seulement se contenter d’enregistrer continuellement des vues isolées.

  • 221219

    22 janvier 2020

    Au couvent, le petit-déjeuner se prend jusqu’à 8h30. J’ai failli le manquer. Je me suis réveillé dans un tunnel : c’était ma cellule. Pas un bruit nulle part, pas même en moi. Il y a une messe à 11h30, le déjeuner à 12h30, une nouvelle messe à 18h30, le dîner à 19h30, un dernier temps de prières à 20h30. On n’ira pas jusque-là. Tous les repas se prennent au réfectoire, qui donne sur une grande baie vitrée hachée selon les rythmes, donc, de Xenakis. L’espace et les piliers sont en béton, brut, au bout de la salle une toile très longue de Kiefer qui s’intitule Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Il n’est pas nécessaire de tenter d’y répondre. Derrière une bible de plomb qui pèse 120kg, qui sont en réalité deux hémisphères de plomb, les hémisphères n’étant ici pas des hémisphères mais des pages d’un livre, se trouve, cachée, le dessin d’un buste de femme, nu. On ne peut pas le voir, mais on sait voir ce qu’on ne peut pas voir. De l’autre côté, c’est la cuisine, avec des meubles jaunes. Eux, on les voit bien. Entre, des tables en bois carrés prévues pour une dizaine de personnes. Là, les moines dissertent d’une chouette ou d’un hibou venu(e) dans la nuit, ou à l’aube, on ne sait pas. Ce matin. On n’était pas sûr. Voilà longtemps qu’il n’y a plus eu de chouette ou de hibou par ici. C’est semble-t-il quelque chose. Ou bien, qui sait, un symbole ? Une métaphore ? Du côté de l’église, trois puits de lumière (pareils aux hublots surdimensionnés d’un sous-marin, écrit Kiefer 2), mais qui ont dû subir avec le temps des dégradations liées à l’humidité : on y voit des coulures, des sillons laissées par l’eau, laquelle éclaircit les gris, les bleus, tracés qui dessinent des sillons, qui altèrent les pigments, puisque ces puits sont aussi colorés. Dehors, c’est valonné. Les arbres qui n’ont pas été soufflés par la tempête sont secs, réduits à l’état de fils un peu terreux. Les champs et l’herbe prennent des reflets bleus, presque mauves. Pas de vert. Au pied d’un arbre massif et tout entortillé, un genre de petit monticule. De là où on se trouve, on peine à comprendre si c’est, ou non, une sculpture. Ailleurs, ils ont posé une vitre en verre dans la forêt pour tisser des reflets. La lumière, quand il y en a, se prend dedans. Dans son journal, Kiefer parle d’une chapelle ou d’une église en ruine sur une bute où la vue est parfaitement dégagée. Où est-elle ? Sur le chemin, qui est indiqué par de petits grains de café, il y a des branchages fanés, parce que les fourrés de chaque côté du chemin doivent sans cesse être taillés pour qu’ils ne l’envahissent pas. Plus loin, au sujet du toit-terrasse du couvent :

    Ce mur est à la fois l’idée la plus élémentaire et la plus géniale de Le Corbusier, car tout autre architecte aurait sûrement placé là un mur d’une hauteur convenable, disons d’un mètre vingt. Mais lui l’a fait plus élevé qu’une hauteur d’homme ; ce qui a pour conséquence qu’on ne voit pas rien, mais uniquement ce que le regard peut encore atteindre au-dessus du mur, qui se trouve ainsi nettement plus haut encore que l’endroit d’où l’on regarde. C’est le même effet que celui qui laisse stupéfait quand on se promène en montagne et qu’on voit des montagnes à chaque fois encore plus hautes alors qu’on pensait avoir atteint la plus haute de toutes.

    Le toit-terrasse, pour nous, ce sera depuis le sol, ou par la fenêtre à l’un des étages, lorsqu’on observera les statues de femmes : robes de mariées plongées dans le temps, je veux dire dans du plâtre. Des fantômes ? Des icônes. On s’éloigne du couvent planté sur pilotis au sommet de la colline, on longe la forêt bousculée par les vents et la plaque de verre, intacte, qui réverbère, ne sachant faire que ça, réverbérer, puis la voiture. On est prêt à nous aider pour la dégager mais la boue s’est fossilisée pendant la nuit, libérant la voiture, et nos propres mouvements décentrés, ou recentrés je ne sais pas comment il faut dire.

  • 211022

    21 novembre 2022

    Code de la route alternatif quand je relis mes notes pas concentré : il existe un panneau interdit de freiner. Il convient de changer ses bougies tous les 15 km. Écrire un SMS augmente le risque d’attentat par 23. J’ai quant à moi rendez-vous à l’auto-école pour une série de tests cognitifs indigents entre le jeu de memory, retenir des chiffres dans l’ordre, GTA vu du dessus et Dr Maboul. Cognitivement parlant, je suis donc préoccupant, d’autant qu’en venant je me disais des trucs du genre tu vois, si t’avais ton permis, tu pourrais aller plus facilement à l’auto-école. Ou encore, voyant la compo du PSG contre Ajaccio : ok c’est bien de donner du temps de jeu à Gérard Soler (sic) mais on ne pourrait pas tester Etikite en neuf ? Ou encore : Tu n’as jamais entendu une de mes pièces de quatre heures ?
    — Non.
    — En fait, elles sont plus courtes que celles d’une heure et demie.
    Sauf que ça, ça ne vient pas de moi mais d’une conversation entre Morton Feldman et Iannis Xenakis qui a eu lieu l’année de ma naissance 3. Sur le chemin, un routier a customisé ou fait customiser son camion avec un tag de Johan Cruyff (à moins qu’il ne s’agisse de Claude François). Je passerais bien à l’épicerie fine qu’il y a dans le centre pour voir quel genre de maté ils ont mais ils ont définitivement fermé. Quand quelqu’un prend de mes nouvelles par SMS, je réponds : je suis en train de lire Houellebecq mais à part ça tout va bien. Tout est vrai.

  • 040223

    5 mars 2023

    Hier à peine j’écrivais à quelqu’un les mots adieu productivité ! ; ce matin j’installe une nouvelle application de gestion de to-do lists. Je fais le contraire de ce que je dis. Ce que je dis n’a aucune valeur, même quand ce que je dis n’est pas parlé (j’ai écrit ces mots, adieu productivité !, dans un message à un tiers). Ce que je dis, c’est le babil du vent qui me traverse comme si je n’étais (et de fait je ne suis) rien. C’est rassurant de se dire qu’on n’est rien. C’est commode. C’est confortable. C’est sans doute plus pratique pour que ceux qui fustigent ceux qui ne sont rien n’aient aucune prise sur soi. Quand j’ai fini de faire le contraire de ce que je dis, je dis le contraire de ce que je fais. J’allais écrire que c’est normal, c’est mon métier, sauf que ce serait mon métier si je gagnais ma vie en écrivant (or non). Le lieu le plus représentatif de cette diction du contraire de ce qu’on fait, c’est le CV, et je passe un peu de temps aujourd’hui à refaire mon CV pour qu’il colle moins à ce que je suis qu’à ce qu’on voudrait que je sois. Une fois que j’ai fait ça, je coche la tâche Refaire CV dans ma todo list. En réponse, mon application m’envoie des confettis virtuels pour fêter l’accomplissement de cette tâche et me dit profitez bien de votre jour de congé, G (dans cette application, j’ai paramétré mon compte pour que je m’appelle G), rechargez vos batteries, vous le méritez ! Or, je ne mérite rien. Ni en bien ni en mal. Je veux dire, je suis à l’équilibre. Neutralité émotionnelle. C’est très dur à accomplir. J’en ai conscience. Je veux dire, je mesure ce que ça implique. Une fois que j’ai updaté mon CV, je peux postuler pour une entreprise qui a reçu la certification Great Place to Work même si moi je ne jouis d’aucune certification Great Guy to Work with. Et s’il y a une chose que j’aimerais retenir de « Comment composons-nous notre propre musique ? » 4, c’est celle-ci :

    La connaissance d’une personne ne peut pas être transmise à quelqu’un d’autre. La concentration de Beethoven et sa maîtrise de l’harmonie n’ont pas été transmises à Schubert. En même temps, il n’y a rien qui cloche chez Schubert. Donc le grand problème, c’est : qu’est-ce qui est transmis ? Et je pense que ce qui est transmis, vraiment, c’est qu’il est important de comprendre que nous devons développer un sens de la réalité pour ce que nous faisons — et chacun a une perception différente de la réalité. Encore une fois, comment savoir ce que nous ne savons pas ? Comment savoir que ce que nous faisons est vraiment ce que nous faisons ? (...) Peut-être que, pour le monde extérieur, ce qu’il y a de meilleur dans ma musique, ce sont les choses qui me font le plus de peine et dont je pense qu’elles ne devraient pas s’y trouver. Et je suis certain que ce que vous aimez le plus chez Xenakis, ce sont précisément les choses dont il pense qu’elles ne devraient pas y être.

  • ↑ 1 Traduction Diego Rivero.

    ↑ 2 Traduction Diego Rivero.

    ↑ 3 Au-delà du style, « La barrière du style », Éditions de la Philharmonie, traduction Jérôme Orsoni, page 218

    ↑ 4 Morton Feldman, Au-delà du style, Éditions de la Philharmonie, traduction Jérôme Orsoni.