Cosey



  • 190220

    19 mars 2020

    Tout le monde a l’air très occupé, partout. Les gens s’affairent. Ils poussent leur pierre le long d’une côte plus ou moins inclinée, et d’autres les regardent faire. Ils attendent. Lesquels ? Ceux qui poussent ou ceux qui regardent ? Ceux qui sont poussés qui sait. En réalité, tout le monde attend qu’il se passe quelque chose, et quand il se passe effectivement quelque chose, ils disent : merde, c’est affreux. Ou alors, non, ils ne le disent pas, ils se contentent de le penser, et parfois de l’écrire (mais c’est plus rare). Puis : nous vivons une époque compliquée, et ils attendent à nouveau, cette fois que l’époque change, qu’elle se décomplexifie, qu’elle se défasse, qu’elle s’en aille loin de nous et/ou d’eux. Je n’ai pas très envie de réaliser sur mon lit de mort combien j’ai bien attendu toute ma vie que ma vie se disperse aux quatre vents, mais je n’ai pas non plus très envie de prendre une part active dans quoi que ce soit qui ne soit pas la construction d’une écriture (ou plusieurs), et la construction d’un espace immatériel d’écriture (ou plusieurs). Je ne sais pas si c’est là ma place dans ce monde, mais enfin je ne m’y sens pas mal, ce qui n’est pas rien. C’est dérisoire. C’est minuscule. Mais enfin on fait ce qu’on peut, avec ce qu’on est (et non ce qu’on a) et en réalité le sang humain ne ressemble pas à la matière noire et liquide que l’on trouve dans les films (quand on regarde des films) : dans les faits, c’est une flaque de glucose assez épaisse, et rosâtre, même dans la lueur noire qu’émet la nuit une ville, n’importe quelle ville, on se dit à la voir que ça colle, que c’est sucré. La personne est prise en charge par les pompiers, sa tête a dû taper par terre, par exemple pendant une chute. On ne sait pas. Reste le noir un peu poisseux du ciel (et ce ciel sombre, soit comme verbe, soit comme adjectif). J’ai un livre dans la poche mais j’oublie que j’ai un livre dans la poche. Il pleut. L’eau coule. Les livres circulent. On m’en offre. Là, bien sûr, je pense à ce noir. J’ai trouvé cet éditeur d’art ANSI en ligne que je peux manipuler maladroitement au stylet sur la tablette. C’est rugeux. C’est binaire. C’est abstrait. S’en inspirer pour Grieg. Pourquoi je vais dans cette direction-là, celle du noir ? Ce n’est pas dû à Soulages. J’imagine que ça a plutôt à voir avec ce que j’ai pu expérimenter enfant comme univers graphiques. Spontanément, je pense aux écrans DOS, aux mangas, à la Game Boy avant qu’elle ne devienne color (et donc qu’elle perde son âme). Mon bureau (qui n’est pas réellement un bureau, mais techniquement un secrétaire) est noir, et en métal. Il n’est pas strié de lueurs, comme le sont nécessairement les planches (appelons ça comme ça) d’une image en ANSI, comme l’est aussi cette case tirée d’un album de Cosey et qui ressemble pleinement à ce que je cherche à atteindre ici : la hachure répétée horizontale et blanche au sein d’un espace sombre. On dirait qu’elle a été tirée sur une mauvaise imprimante, et au fond qui n’aurait pas envie d’être imprimé en piètre qualité ? Je pense à ces vieilles machines des années quatre-vingt avec des feuilles perforées sur les côtés sur lesquelles on tirait nos textes en primaire, sur le luxueux parc informatique de l’école Villars Bourg. Je grésille de ouf. Je ne fais rien pour, je mange sainement et je me tiens à distance de tout ce qui pourrait me faire basculer dans un cycle. J’imagine que c’est le manque de Nocertone qui s’exprime : au niveau du cuir chevelu, il s’exprime. Je dors normalement mais je grésille. On ne peut pas tout avoir. Être dans le noir, et ne pas l’être car, au fond, même nos yeux fermés sur eux-mêmes sont striés de lueurs. Et il en va de même pour l’intérieur du crâne, parcouru de fourmillements tandis que la ville tourne autour de nous peut-être (ou nous d’elle), et que les flaques de sang sèchent ou se lavent de leur propre présence sous le pas des quidams. Hier, c’était de la sauce soja. C’est pareil.