Texte tiré du livre Guantanamo de Frank Smith paru chez Publie.net et au Seuil en 2009/2010. Ce texte a fait l’objet ces derniers jours d’un focus Publie comme livre de la semaine. On retrouvera sur cette page un fragment d’article écrit par Laurie Anderson dans le New-Yorker il y a quelques semaines ainsi qu’un enregistrement audio d’une partie du texte lu. Cet extrait est proposé dans le cadre de la dis­sé­mi­na­tion « État d’urgence » orga­ni­sée par la webas­so­cia­tion des auteurs, sous l’impulsion de Robin Hunzinger.

L’homme a passé deux ans dans l’armée Ouzbèque.
Quand il a eu fini l’armée,
l’homme a dit à son frère, un homme d’affaire,
qu’il voulait se marier.
Le frère a dit à l’homme qu’il pouvait l’aider,
qu’il lui donnerait six cents dollars
pour se marier
et s’acheter une voiture
à la condition qu’il participe à une mission avec lui.
L’homme a accepté et son frère lui a demandé en échange
qu’il l’accompagne au Tadjikistan pour affaire
et y récupérer de l’argent. 
L’homme est donc parti avec son frère
vendre des produits de contrebande
mais l’homme s’est fait avoir
car en vérité le frère de l’homme fuyait l’Ouzbékistan.
Le frère a confisqué son passeport à l’homme
pour qu’il n’y retourne pas non plus,
et serve ainsi d’otage au gouvernement.
Le frère de l’homme, a-t-il alors appris, avait déjà été emprisonné
pour s’être laissé pousser la barbe
et s’être rendu à la Mosquée.
En 1999, l’homme a quitté le Tadjikistan
avec près de 200 familles ouzbèques
pour immigrer en Afghanistan.
Un « grand patron » est venu en voiture de Dushanba, la capitale,
à Gharum,
où l’homme et deux cents familles ouzbèques vivaient alors,
leur faire savoir que le Ministre des Affaires Étrangères ouzbèk 
ne les mettrait pas en prison
si tous revenaient en Ouzbékistan.
L’homme, sa femme et sa mère
ainsi que les deux cents familles ont cru le « grand patron »,
et donc pris le chemin de l’Ouzbékistan.
Après deux jours de bus,
l’homme, sa femme et sa mère et deux cent familles ont atteint
une base militaire russe
en plein désert, près de la frontière.
Un général haut gradé russe les y attendait.
Par bateau puis,
quand il a cessé de fonctionner, par hélicoptère,
on a fait traverser la rivière Amu
aux deux cents familles ouzbèques,
ainsi qu’à l’homme, sa femme et sa mère.
Sa femme, sa mère et lui s’imaginaient toujours
qu’on les emmenait en Ouzbékistan,
mais quand ils eurent atteint l’autre côté de la rivière,
un Tadjik leur a fait savoir qu’ils venaient en fait de pénétrer en Afghanistan,
et qu’il allait falloir se débrouiller tout seul,
le Tadjikistan ayant en effet décidé
de se débarrasser de ses immigrés ouzbèks.
Des familles ont tenté de discuter
parce qu’elles ne voulaient pas être abandonnées là,
mais on les a menacées de mort
si elles n’arrêtaient pas de se plaindre.
L’homme croit qu’ils étaient alors
dans la région d’Ahmed Shah Massoud.
Deux jours plus tard,
à cause de la guerre en Afghanistan,
un homme de Tur Kman
est venu leur conseiller
de s’éloigner de la frontière
pour gagner les villes.
Après deux jours de marche,
l’homme, sa femme, sa mère
ainsi que les deux cents familles 
sont arrivés à Tur Kman,
le village le plus proche.
L’homme, sa femme, sa mère et les deux cents familles
y sont restés cinq jours.
Puis des Ouzbèks Afghans les ont emmenés en voiture
jusqu’à Kunduz,
où ils ont profité de leur hospitalité.
Dans le groupe,
un ancien du nom de S. a décidé d’atteindre Mazar-e-Charif,
parce que s’y trouvaient soi-disant beaucoup d’Ouzbèks.
Arrivés à Mazar-e-Charif, on leur a permis d’habiter
dans les maisons désertées du quartier de Saïd Abad.
Là, on leur a dit qu’il fallait observer certaines règles
— se laisser pousser la barbe,
se rendre à la Mosquée cinq fois par jour —
ou alors ils seraient punis.
L’homme a manqué quelques prières du matin
et l’homme a été puni.
S. et l’homme, ils sont entrés en conflit
parce que l’homme refusait d’obéir à ces règles.
S. a dit à l’homme qu’il devait quitter les lieux
ou il serait jeté en prison.
L’homme a quitté sa femme et sa mère
et est allé s’installer à Shebergam,
où vivait une communauté d’Ouzbèks.
Shebergam, c’était le quartier général du général D.,
un chef de guerre Ouzbèko-Afghan
qui se battait contre les Talibans.
A Shebergam, les Ouzbèks ont donné à l’homme un peu d’argent
et l’homme a acheté et vendu des moutons
pour gagner sa vie.
L’homme a demandé comment il fallait faire 
pour rentrer en Ouzbékistan,
mais ça voulait dire passer par le Turkménistan,
et il lui aurait fallu un passeport.
Un jour,
l’homme a voulu rendre visite à sa femme à Mazar-e-Charif,
mais S. a fait irruption
et lui a demandé ce qu’il faisait là.
L’homme a donné de l’argent à sa femme
puis est rentré à Shebergam.
Six mois plus tard,
l’homme a fini par acquérir une maison.
L’homme est retourné chercher sa femme à Mazar-e-Charif,
mais tous les immigrés avaient disparu.
L’homme a entendu dire alors
qu’on les avait emmenés à Kaboul.
Après deux mois passé à les chercher,
l’homme a fini par apprendre
qu’on avait envoyé sa femme et sa mère
à Lugar.
L’homme les y a trouvées,
mais on lui a d’abord interdit
de pénétrer dans le camp.
On l’a autorisé de rester jusqu’à midi
quand l’homme a expliqué
que sa femme et sa mère y étaient réfugiées.
Quand, à midi,
l’homme n’était toujours pas parti,
S. l’a accusé d’être un espion
et exigé de lui qu’il quitte les lieux avec femme et mère.
L’homme, sa femme et sa mère se sont alors dirigés
vers Mazar-e-Charif
qui était entre-temps tombée
sous le contrôle du général D. de l’Alliance du Nord.
Mais sa femme, enceinte de sept mois,
n’a pas pu finir le voyage.
L’homme a laissé femme et mère à Kaboul,
en pensant revenir les chercher
une fois qu’il serait installé à Mazar-e-Charif.
À cause des combats,
l’homme n’est jamais parvenu à Mazar-e-Charif .
L’homme a passé un ou deux mois à l’hôtel
à attendre que cesse la guerre
pour pouvoir poursuivre son voyage.
Puis un des généraux de D. est venu l’interroger.
L’homme lui a dit qu’il voulait voir son chef à Mazar-e-Charif,
mais le général lui a répondu
que D. était devenu trop important
et qu’il ne pourrait pas le recevoir,
qu’il avait été nommé à Kaboul.
Le général lui a proposé de rencontrer
le nouveau gouverneur à la place.
L’homme est alors monté dans une voiture militaire,
mais au lieu de prendre la route de Mazar-e-Charif,
la voiture a filé en direction de la base aérienne de Baghram.
Là, des soldats américains ont entouré la voiture.
L’homme a été interrogé,
puis emprisonné.
L’homme n’a pas été relâché depuis, dit-il. 


vendredi 4 décembre 2015 - lundi 23 juin 2025




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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