Pour la promotion d’une de ses adaptations radio, France Culture écrit : Svetlana Alexievitch a interrogé les hommes et les femmes ayant subi la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et retranscrit leurs témoignages sur leurs sentiments, leur souffrance et leur vision de la vie après l’accident. Ecoutons les voix des suppliciées. Sauf que ce n’est pas exactement ça. Svetlana Alexievitch a bien interrogé les survivants de Tchernobyl, en a tiré des enregistrements, mais ces enregistrements ne sont pas le récit qu’elle a ensuite intitulé (je veux dire, qu’en France l’éditeur a intitulé) La Supplication. Je tiens La Supplication pour une œuvre majeure de notre époque, ce n’est donc pas le lieu de s’interroger sur sa qualité littéraire, et son impact sur nos vies. Il n’empêche que la question de la voix, de la vérité est centrale dans la démarche de l’auteure 1. On sait depuis (au moins) le livre de sa traductrice, Galia Ackerman, Traverser Tchernobyl 2, que les enregistrements des survivants existent, et qu’ils sont quelque part. Mais ces enregistrements ne sont pas les récits que l’on trouve dans La Supplication. Peut-on dire que La Supplication est une réécriture de ces récits, comme on dirait que L’Énéïde est une réécriture de l’Iliade et de l’Odyssée ? Si on souhaitait un jour, comme a voulu le faire Galia Ackerman, consulter ces enregistrement sources de La Supplication, on ne le pourrait pas, tant un hiatus existe (du moins semble exister) entre ces bandes et le livre qui en a été tiré. Du point de vue de la littérature, ça n’a strictement aucune importance (ce hiatus, n’est-ce pas celui de la fiction ?). Mais du point de vue de la vérité ? Philippe Vasset aborde ce point au cours des Rencontres de Chaminadour 2018, ici au sujet d’un autre livre, Les Cercueils de zinc et du procès qui en a découlé :

Quand vous êtes journaliste et que vous avez un procès, la seule demande qu’on vous fait vraiment, c’est : est-ce que vous avez bossé, ou est-ce que vous êtes un rigolo en fait ? Là, elle ne se défend pas du tout comme ça, elle ne produit pas les bandes, et elle change complètement de registre en disant : « cette parole est tellement compliquée, que forcément, personne ne peut s’y reconnaître » et là, tout bascule. Brusquement, on comprend que cette lecture qu’on peut avoir de ses livres, où finalement elle ferait émerger une vérité qui est différente, en fait, dans ce procès, elle dit que non, il n’y a pas de vérité. Le but ultime de l’enquête, c’est de montrer en action que c’est absolument impossible d’établir une vérité, et que toutes les vérités sont éphémères, que tous les discours se construisent avec les attentes de celui qui entend, et la fiction de celui qui parle. Tout ça donne un murmure géant dans lequel on ne peut que constater la prolifération, mais qui sera forcément multiple, comme un nuage.

Table ronde L’enquête, le document et le roman, in Carnets de Chaminadour, Arno Bertina sur les grands chemins de Svetlana Alexievitch, P. 166

Puis, au cours de la même table ronde, Laurent Demanze complète, sur la question de la transcription d’entretiens :

Toute mise par écrit d’une parole orale va la déformer, va mettre en évidence ses défauts, la syntaxe relâchée qui est la mienne alors que je parle là. De fait, le passage de la voix à l’écrit risque d’être percçu par ceux qu’il [Bourdieu] interroge dans La Misère du monde, comme stigmatisation. La transcription d’un témoignage nécessite selon lui une transposition, un travail d’écriture. Il le dit explicitement : toute transcription doit être une trahison 3. C’est-à-dire qu’on donne la parole, on essaye de la consigner avec le plus de vigilance possible, mais il faut la déformer volontairement pour en exprimer la vérité.

(...)

Toute l’entreprise d’Alexievitch — mais aussi de beaucoup des écrivains contemporains — c’est de faire avec la conscience qu’il n’y a pas d’enregistrement du réel, que le réel nécessite transposition, médiation, mise en forme. C’est ce que dit Alexievitch aussi en citan un beau passage du roman de Dostoïesvski, Les Démons, où se dit cette exigence de transposition et de creusement de la complexité des voix. « Laissez tomber votre ton, prenez-en un qui soit humain ! Pour une fois dans votre vie, parlez d’une voix humaine. » Le travail d’Alexievitch n’est pas seulement d’être une « femme-oreille », mais c’est d’être celle qui, dans le matériau, à l’intérieur du document, va essayer de faire ressortir l’émotion ou l’expérience entendues, mais qu’on ne pourrait pas retrouver dans la consignation mot à mot.

Ibid., Pp. 177-178

La plupart du temps (et c’est sans doute une question qui dépasse le simple cadre de la machinerie éditoriale), ces livres sont vendus comme des essais, ou comme des témoignages, ou comme de la non-fiction. Or c’est précisément le contraire : ils sont fictions. Mais cette spécificité de la vérité comme fiction(s) est trop complexe à faire tenir en un tweet, ou en un argumentaire de livre, ou en une compagne de communication : d’où ce raccourci journalistique. Retranscrire, est-ce juste ? Ecouter les voix des supplicés, ça ne l’est pas : les voix que nous entendons dans cette adaptation radio sont celles de comédiens qui interprètent un texte, un texte lui-même adapté (du livre vers le script radio) d’une transposition (et non d’une transcription) de témoignages enregistrés, le tout traduit dans une autre langue. Cela fait beaucoup de filtres, beaucoup de biais, beaucoup de conversion. C’est oblique. Par dessus le marché, l’image qui sert à promouvoir cette série est issue d’une autre série, télévisée celle-là, anglo-américaine, produite par HBO l’an dernier. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire de prime abord, une image d’archive, encore moins une source historique. Série télé qui, elle-même, pour le biais de la fiction, et pour favoriser une narration efficace (et de fait elle l’est) s’est affranchie de bien des points historiques, en ajoutant des personnages à l’intrigue, et en modifiant tout particulièrement le dénouement final. J’ai beaucoup aimé cette série. J’ai adoré ce livre. J’aimerai sans doute tout autant cette adaptation radio, comme ce fut le cas d’autres adaptations radio de cette auteure 4. J’ai tendance à penser : peu importe la démarche, du moment qu’il y a littérature. Où le problème, donc ? On a réduit. Dans ce cas, on a tellement réduit un livre à ce qu’il n’était pas mais était plus facile à vendre à d’autres qu’on ne sait plus de quoi il (ou on) parle. Peu importe, du moment que ça parle quelque part (et que ça fait parler). Paresse intellectuelle, défaut de lecture ? On n’a rendu justice ni à la justesse du livre, ni à la justesse des témoignages (et des vies) qui ont pu conduire à son édification. Que toute forme de littérature soit une mise en scène, c’est une évidence. Mais pourquoi (faire) croire le contraire, pourquoi insinuer une vérité autre que celle qui commande au texte ? Qui a commis le premier l’indélicatesse de tourner le dos à la justesse du livre, et de son expression ? Le premier écart, n’a-t-il pas eu lieu lors de l’enregistrement des métadonnées du livre ? Lors de son positionnement dans une collection ? Lors de l’écriture d’une quatrième de couverture ? Et pourquoi tout le monde a embrayé après lui (ou elle) sans se poser de questions, celle de la justesse, celle de la vérité ?


lundi 16 novembre 2020 - vendredi 11 juillet 2025


Image tirée, donc, de la série Tchernobyl.



↑ 1 

— Oui, la Victoire nous a coûté bien des souffrances, mais vous devez chercher des exemples héroïques. Il s’en trouve par centaines. Or vous ne montrez de la guerre que la fange. Le linge sale. Avec vous, notre Victoire devient horrible... Quel but poursuivez-vous ?
— Dire la vérité.

Tiré de La guerre n’a pas un visage de femme, J’ai lu, traduction Galia Ackerman et Paul Lequesne, P. 24.

↑ 2 

J’avais en tête d’installer, le long du parcours de l’exposition, des écrans projetant des témoignages filmés de La Supplication. Je concevais cette installation comme l’un des éléments clés de l’exposition. J’ai donc trouvé les coordonnées de Tatiana Loguinova, la cadreuse qui avait accompagné Svetlana dans son périple « tchernobylien », et demandé à la rencontrer. Elle m’a invitée chez elle, à Minsk. Grande et corpulente, Tatiana s’est installée avec une grâce majestueuse dans un fauteuil, mais a sursauté dès que je lui ai annoncé l’objet de ma visite. Pouvait-elle me fournir les enregistrements de quelques entretiens phares du livre, en particulier le premier et le dernier ? « Vous comprenez, nous allons montrer ces gens en train de parler à Svetlana ; en sous-titres, nous placerons le texte correspondant du livre, en espagnol et en catalan », lui ai-je expliqué innocemment. Tatiana est devenue littéralement blême. « Non, ce n’est pas possible, a-t-elle balbutié, pas possible. » À force de l’interroger, j’ai fini par comprendre où était le problème : les entretiens avaient été à ce point réécrits qu’il était inimaginable de mettre le texte de La Supplication en parallèle avec les enregistrements des témoins. Je l’ai alors implorée de me faire une copie de quelques-unes des quarante et une heures d’entretiens qui sont à la base du livre. La veille de mon départ, Tatiana m’a fait parvenir une cassette VHS de quatre heures qui comprend plusieurs entretiens.

Cette cassette est de mauvaise qualité, mais elle suffit pour se rendre compte des techniques de travail employées par Alexievitch. Cela est particulièrement flagrant dans l’entretien avec Valentina Panassevitch, épouse d’un liquidateur défunt, qui clôt le livre. Au cours de l’entretien, Svetlana incite cette femme, qui était follement amoureuse de son mari, à raconter comment elle couchait avec lui jusqu’au dernier mois de sa vie, alors que son corps était complètement difforme et, littéralement, pourrissant. Elle encourage Valentina en affirmant qu’« [elles étaient] entre femmes » et qu’elle allait débrancher le micro – sans le faire pour autant. Dans leur dialogue, elle commente le récit de Valentina par des phrases qui, dans le livre, sont placées dans la bouche de cette dernière. À regarder cette scène, on éprouve un certain malaise. Mais la brave femme, qui veut peut-être assumer jusqu’au bout sa sexualité écrasée par le malheur, s’exécute, sans que l’on soit sûr qu’il ne s’agit pas d’une affabulation désespérée. Ce voyeurisme conjugué à l’exagération m’exaspère : les questions essentielles que posent certains témoins de Svetlana sont en quelque sorte noyées dans des descriptions sanglantes et sordides, comme celle où cette même Valentina Panassevitch parle de son mari à l’article de la mort : « Il était recouvert d’excroissances noirâtres. Son menton avait disparu. Le cou aussi. Sa langue pendait. Des vaisseaux éclataient… Tout l’oreiller se couvrait de sang… J’apportais une cuvette… Les jets de sang y tombaient avec le même bruit que le lait dans un seau pendant la traite d’une vache… » Lorsque Svetlana fait parler des mères d’enfants nés avec de très graves pathologies, cela me paraît tout simplement obscène – un rapt de douleur. Préserver une certaine intimité des témoins, en particulier lorsqu’il s’agit de témoins fragiles, m’apparaît comme un impératif éthique – c’est la ligne que nous avons essayé de respecter à l’exposition de Barcelone, en évitant des images trop crues, trop « juicy », comme disent les cinéastes.

Galia Ackerman, Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle

↑ 3 Sur la question de la trahison, Philippe Vasset renchérit, sur l’ensemble des enquêtes documentées et non nécessairement sur celle de Svetlana Alexievitch :

Ce qui est intéressant, c’est que non seulement il y a des manipulations de documents, des histoires inventées etc., mais quand même, tout le dispositif de l’enquête c’est d’arriver à créer les conditions où on va vraiment réussir à se trahir soi-même en fait. On ne trahit pas seulement ceux qu’on écoute et ceux qu’on rapporte, mais le vrai bon livre d’enquête, c’est celui où on se trahit vraiment soi-même, où on arrive à dire quelque chose qu’on n’aurait pas dit dans la vie quotidienne. C’est d’arriver à créer les conditions de cette trahison en acte en fait.

↑ 4 La fin de l’homme rouge.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)