Marioun est le seul du pacte des cinq dont Bajir ne parvient pas à isoler dans son esprit si ce n’est le, du moins un dernier souvenir. Pendant des jours il se concentre, il focalise ses pensées sur la pensée pour remédier au manque, pour élucider cette énigme. Rien n’est couronné de succès.
Le plus souvent, quand Bajir le trouve en sa mémoire, Marioun est soit petit soit acnéique, il a la voix d’avant les mues de l’âge, il est dans l’exagération de l’enfance et, ou, dans l’outrance des entrées en adolescence. Où est passée sa physionomie d’adulte ?
Bajir a pourtant connu Marioun majeur. Il sait qu’il a enterré deux fois son père. La première fois, ce n’était pas lui mais un autre père. La confusion était due à l’erreur de quelqu’une ou quelqu’un lors de l’identification de ses restes. La deuxième fut la bonne, car c’était bien le bon corps, la bonne âme, et aucune de ces fois Bajir n’a pu être présent aux funérailles, autrement le souvenir aurait été plus simple, non, plus sain à raviver.
Pendant toute une soirée, Bajir tente de faire ce que font celles et ceux qui cherchent à se dissoudre dans la méditation : il refait le cheminement de sa vie à l’envers, jusqu’à croiser la route de Marionzabad, que tout le monde appelle Marioun. Peine perdue. De Marioun, point. Simplement un chaos d’images et de sons, et de souffrances, et de peurs bleues, et de petits instants de grâce (peu), d’ennui (beaucoup).
Ça me reviendra quand j’aurais cessé d’y penser, pense simplement Bajir, incapable pour autant de faire cesser quoi que ce soit, et de tâcher de se retenir d’essayer de reprendre son effort vers la vérité.
Et, effectivement, au bout du compte c’est exactement ce qui se produit.
Car Bajir se souvient à son corps défendant de quelque chose qui doit bien se rapprocher un peu du plus récent de ses souvenirs dans lequel Marioun a trempé, tout en, si l’on veut être honnête, ne l’étant pas.
Ce n’est pourtant pas un moment particulièrement mariounesque. C’était même, à proprement parler, plutôt un souvenir de Ruibé qu’un souvenir de Marioun. Bajir a d’ailleurs mis un certain temps avant de se rappeler si, oui ou non, ledit Marioun était présent ce jour-là (il se trouve que oui). Et quand était-ce. Et où.
Ce n’était pas rue des osselets. Il n’y avait pas que la rue des osselets dans leur vie.
Alors voilà : Ruibé (et non Marioun) avait une grand-mère. Une grand-mère vivante. Du moins, vivante au moment des faits. Il était arrivé à Bajir d’aller chez cette grand-mère, et même d’y être reçu. De s’abreuver un peu de son thé. De se nourrir de ses mets... Où précisément était-ce, dans quelle zone ou périphérie de la ville, Bajir n’en est plus tout à fait certain. Il se souvient de petites choses. Qu’il fallait marcher un long temps. Qu’une fois arrivé là, on voyait, au loin, la dépouille de la ville et, plus loin encore peut-être bien, soit le détroit dans toute sa splendeur, soit la présence de la mer ou son absence, selon qu’elle se confonde ou pas avec le ciel. Ce devait être, donc, en altitude. Cela devait relever du mont ou de la colline. Laquelle ?
Il y a dix-sept collines ici, pense Bajir, et il n’est pas question de les explorer toutes. D’autant que certaines ont ployé sous les bombardements et sont devenues des béances. Des bombardements peuvent-ils amenuiser une colline entière, la soustraire au tissu de la topographie ? Bajir aimerait croire que non, mais il se souvient aussi de trop nombreuses périodes d’assourdissements et de nivèlement du territoire par des frappes bien peu chirurgicales, et largement phosphorées. Par chance, ou plutôt par désintérêt stratégique des armées, la rue des osselets a toujours été épargnée. Même quand le feu sacré se rapprochait de peu, la rue n’a jamais connu ne serait-ce que le poids d’un obus. Curieusement, Bajir pense que, si effectivement l’anéantissement avait gagné jusqu’à la rue des osselets, si la rue des osselets avait été réduite au même néant de cendres que tant d’autres zones de la ville, les choses seraient plus simples à présent, tant tout serait réduit à l’état de sable, tant les cadavres ne se soucient que de ne pas pourrir à l’air libre, ou de ne pas se faire fouisser par de la faune rapace (ou le contraire, rapacer par la faune fouisseuse), et ne se torturent nullement les méninges pour faire émerger d’eux le fantôme d’un souvenir englouti.
Enfin, toujours est-il que Bajir se souvient bien de la grand-mère de Ruibé. Il ne l’a vue que quelques fois, mais l’impression qu’elle lui a laissée dans l’esprit reste vive.
C’était une femme avec un pull. Toujours, elle portait des pulls, même les heures les plus chaudes de l’été. Il la revoit empiler pull sur pull, et puis fumer le bon gros cigare torsadé d’homme, puisqu’elle fumait ce genre de tabac-là, celui qu’on ne trouve que dans une seule petite région du sud, qui s’appelle Bajir a oublié quoi, et dont elle était peut-être ou pas originaire.
Ses grosses chaussettes de couleur sentaient la patience d’avoir été tricotée main, de même donc que ses pulls. Dans son jardin, la corde à linge servait moins de corde à linge que de filet pour du volley occasionnel à quatre : elle, son petit-fils Ruibé, Marioun et une quatrième personne que Bajir a du mal, d’abord, à identifier. Mais Marioun, il en est sûr, s’est retrouvé là à jouer avec elle, et eux, et c’est d’un Marioun majeur qu’il s’agit, il le revoit parfaitement. Mais qui était le quatrième ?
Bajir met un certain temps à tout recoudre. Il les voit s’échanger un ballon par-dessus ce fil à linge. La grand-mère de Ruibé est bien jeune pour une grand-mère : on ne dirait qu’une mère. Et lorsque Ruibé lui dit qu’elle ne peut plus rivaliser avec eux désormais, non qu’elle fût trop vieille, juste que ses amis et lui ont des corps d’adultes à présent, elle lui avait répondu la chose suivante.
— Ruibé, être un adulte, ce n’est pas dans le milieu du corps (le torse, les bras, la musculature), ni dans le bas du corps (les cuisses, les mollets, les genoux, l’anus du cul, la tige et/ou le con) que ça se situe, mais dans le haut du haut du corps, en l’occurrence dans l’intérieur même de la tête.
Quand il l’avait entendue dire, Bajir avait pensé que la grand-mère de Ruibé parlait des pensées : du cerveau que l’adulte met en branle pour appréhender le monde, et tâcher de survivre en lui. Mais non. En vérité, la grand-mère de Ruibé voulait parler des yeux.
— On reconnait l’adulte, Ruibé, à ce qu’il passe son temps à jeter des regards partout, tu n’as jamais fait attention à ça ? Et quand je dis partout, c’est partout. Vers le haut, vers le bas, dans les coins, à vérifier ce qu’il se passe autour de lui, chaque fois qu’il se meut quelque part, par exemple derrière son épaule ou dans ses angles morts. Pour une raison qui m’échappe, ou qui ne m’échappe pas, les enfants ne remarquent pas ces regards. Ils vont tout azimut. Ils ne restent pas en place. Tout simplement car l’adulte sait qu’il peut à tout moment de la vie se passer quelque chose de fatal, que cette fatalité rôde, furète, ronge son frein de partout, et attend son moment. Le plus souvent, bien sûr, dans les angles morts, oui. Dans ces insondables angles morts...
Ruibé avait pris cette tirade à la légère ; Marioun pas. Bajir le revoit prendre la mesure de cette information, sans doute car avec la première mort de son père, la vie avait pris d’un coup une dimension très adulte. Marioun plus que les autres savait pour l’inéluctabilité des guerres et il savait pour le futur qui n’est qu’un éternel retour du passé. Il savait que la grand-mère de Ruibé avait eu son lot de drames et d’épreuves, et, surtout, il savait qu’elle savait que l’accalmie des paix ne durerait pas.
Et avec lui Bajir.
Car, et cela lui monte au cerveau d’un seul coup : si Bajir a le souvenir de cette scène, c’est bien qu’il l’a vécue. C’est bien qu’il était présent, ce jour-là, avec Marioun, Ruibé et la grand-mère de Ruibé. C’est donc que c’était lui, la quatrième personne. Il soupèse un moment cette découverte, non, cette révélation, et bien qu’elle ne lui livre pas le souvenir qu’il recherche (car en définitive, ce faux dernier souvenir de Marioun n’est qu’un énième souvenir de Ruibé), il sait l’apprécier à sa juste valeur.

GV
dimanche 3 novembre 2024 - lundi 23 juin 2025




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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