Finalement, il s’était épris pour ne pas dire entiché de son échec, pensai-je, s’était enfoncé dans son échec jusqu’à sa fin dernière. Je pourrais évidemment dire qu’il était malheureux dans son malheur, mais il eût été encore plus malheureux si, du jour au lendemain, il avait perdu son malheur, si celui-ci lui avait été enlevé d’un instant à l’autre, ce qui prouve bien qu’au fond il n’a pas du tout été malheureux mais heureux, et cela par et avec son malheur, pensai-je. C’est que beaucoup sont heureux au fond du fait même qu’ils sont profondément enlisés dans le malheur, pensai-je, et je me dis que Werheimer avait peut-être effectivement été heureux parce qu’il avait été constamment conscient de son malheur et avait donc pu se réjouir de son malheur. Une certaine pensée ne me parut brusquement pas du tout absurde, à savoir de penser qu’il avait eu peur, pour quelque raison inconnue de moi, de perdre son malheur et que c’était cela qui l’avait poussé à se rendre à Chur et à Zizers pour se supprimer.

Thomas Bernhard, Le naufragé, Folio, traduction Bernard Kreiss, P.118-119

L’XS me va. Les seules images du Tour cette année, c’est l’accélération de Thibault Pinot au sommet du Tourmalet. Le reste : je n’ai rien fait que lire. Lire et faire Ulysse. Dans Ici, de Richard McGuire, découvert dans les pages de Février, c’est une incroyable superposition des temps, une reconstruction des couches et des espaces qui dit beaucoup de nos écritures contemporaines, et notamment du web. J’aimerais ça n’écrire pas en fragments ou plutôt : pas seulement. Mais c’est possible. C’est une réalité. Termine Traverser Tchernobyl, de Galia Ackerman. En plus d’être une mine d’informations c’est aussi un livre particulièrement juste et humain, qui remet à sa place, littéralement, le travail de Svetlana Alexievitch dans La supplication, c’est-à-dire dans la zone de la fiction, de la création littéraire. Toujours le temps : Le « temps de Tchernobyl » : accélérations, ralentissements, retours en arrière, « magie noire ». Impossible de ne pas tout punaiser ici.

Tchernobyl, écrivais-je dans mon carnet, a mis fin à la dernière tentative soviétique d’accélérer le temps : on oublie souvent que Mikhaïl Gorbatchev, arrivé au pouvoir un an avant cette catastrophe, avait lancé ce slogan : « Glasnost, perestroïka, accélération. » L’idéologie officielle de l’époque soviétique était de vaincre la nature afin d’instaurer le plus rapidement possible le paradis communiste sur terre. Cette course forcenée au bonheur, au prix de l’effort surhumain de quatre générations conditionnées par une société totalitaire, a duré toute la période soviétique : électrification, industrialisation, création de la bombe atomique, détournement de grands fleuves sibériens, défrichement des steppes, construction de centrales nucléaires, conquête spatiale et autres « exploits » démesurés, telles étaient les grandes étapes du projet de la direction soviétique de compresser le temps et de « rattraper et surpasser » les pays industrialisés, en premier lieu les États-Unis.
Mais le 26 avril 1986, il s’est produit une accélération d’un tout autre ordre : en espace de quinze à vingt secondes, une explosion thermique au sein d’un réacteur a changé la vie de millions de gens de façon irréversible.
C’est en secondes et en minutes que se mesurait le temps juste après la catastrophe. Le niveau de la radiation dans le bâtiment à moitié détruit de la centrale et dans ses environs immédiats était tel que les pompiers et les soldats, premiers « liquidateurs », qui avaient pour tâche d’éteindre l’incendie et de stopper le rejet des matières radioactives dans l’atmosphère, se relayaient sans cesse : une exposition de moins d’une minute suffisait parfois à accumuler une dose mortelle de radioactivité. Ce sont ces brefs instants qui ont scellé l’avenir de ces héros morts dans d’atroces souffrances.
Deux ou trois jours après l’accident, le temps a commencé à être mesuré en heures, puis en jours : une fois l’incendie maîtrisé, il a fallu dégager et enterrer des déblais radioactifs et, surtout, prendre des mesures immédiates pour empêcher l’éventualité d’une explosion nucléaire, qui aurait pu avoir lieu si la dalle sous le réacteur endommagé « craquait » et que la matière fissile pénétrait dans les sous-sols inondés. Parallèlement, moins de 48 heures après l’explosion, on a procédé à l’évacuation de la ville de Pripiat et, dans les jours suivants, à celle de toute la zone autour de la centrale.
Le temps s’est étiré de plus en plus, les travaux de décontamination s’étalant sur des mois, voire des années. On a procédé à une évacuation progressive, en cercles concentriques de plus en plus larges autour de la centrale, durant des années jusqu’à l’éclatement de l’URSS en 1991. Cet événement a marqué le coup d’arrêt de ces travaux herculéens, les pays désormais souverains, l’Ukraine et la Biélorussie, ne pouvant plus assumer leur coût prohibitif.
L’échelle du temps change encore lorsque l’on considère les conséquences sanitaires de la catastrophe : elles se mesurent en années, en décennies, en générations. Le tableau de Mendeleïev semble s’animer : la demi-vie de l’iode radioactif est de huit jours, mais les cancers de la thyroïde se déclarent plusieurs années plus tard ; la demi-vie du césium-137, à haute toxicité chimique et radioactive, qui a contaminé un quart des terres biélorusses et cinq pour cent du territoire ukrainien, est de trente ans, et la consommation de la nourriture contaminée provenant de ces sols produit des dégâts dont l’étendue n’est pas encore mesurée : cancers, certes, mais aussi arriération mentale chez les enfants, usure et vieillissement prématurés d’organes vitaux, infertilité masculine et féminine. Là encore, nous sommes face à un paradoxe lié à la relativité du temps : par la « magie noire » tchernobylienne, l’espérance de vie dans les zones contaminées s’est dramatiquement réduite, alors que la projection dans le futur des conséquences sanitaires, notamment l’infertilité qui risque de provoquer à terme la disparition des populations malades, dépasse désormais l’horizon humain. Enfin, que dire des isotopes radioactifs du plutonium, dont la demi-vie se mesure en milliers, voire en dizaines de milliers d’années ? Là, de l’échelle historique on passe à une dimension géologique proche de la science-fiction.
D’une part, l’évacuation de centaines de villages traditionnels a effacé toute une culture archaïque, et d’autre part, la zone interdite semble être revenue au Moyen Âge.
Reste une question philosophique : est-ce un retour dans le passé ou un saut dans le futur post-industriel, post-apocalyptique, à la Philip K. Dick ?

Galia Ackerman, Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle


mercredi 10 août 2016 - vendredi 20 septembre 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)