Le jour tombait lorsqu’ils arrivèrent en vue du gué. L’eau était plus haute que prévu. Elle arrivait aux genoux des bœufs et le chariot aurait le fond à peine au-dessus de la ligne de flottaison. Passer, c’était risquer de tremper toutes leurs affaires y compris celles qu’ils portaient, sans espoir de les sécher avant le lendemain. Jeffrey lâcha un chapelet de jurons que leur mère n’aurait pas renié. La dignité de leur entrée en ville comptait plus que tout, il n’était pas question qu’ils arrivent mouillés comme des poules. Ils campèrent devant la rivière en espérant que le niveau baisserait pendant la nuit.
Deux heures après qu’ils se furent endormis, un orage éclatait, aussi serré qu’une trame et plus large que la contrée.
L’eau gonflait devant eux à vue d’œil. La pluie dégringolait mais les nuages ne se vidaient pas, ils s’accumulaient. Les éclairs ébranlaient la terre, le tonnerre broyait la roche, les montagnes s’embrasaient et tremblaient sur leur base, l’eau crachait comme un animal dérangé tiré d’un sommeil millénaire. S’ils attendaient encore, il leur faudrait quinze jours pour traverser dans des conditions à nouveau sûres. Les deux frères n’eurent pas besoin de se consulter. Jeff reconduisit les bœufs au chariot, Brad les attela encore une fois ce jour-là et sans même échanger un regard, ils se jetèrent dans le gué qui déblatérait son eau noire et tourbeuse. Dès que les bœufs perdirent pied, le chariot donna de la bande et se mit en travers. Il fut emporté comme une allumette vers l’aval. Brad avait sauté du siège sur le dos du bœuf de droite et le frappait aux flancs avec les pieds en hurlant dans le vacarme de la pluie, pour qu’il ne se laisse pas couler. L’animal était fou de terreur, les yeux lui sortaient de la tête, il beuglait à travers l’orage et cherchait des quatre pattes un appui qui lui échappait sur le fond de la rivière. Celui de gauche avait la tête dans l’eau et commençait à tirer le joug vers le fond. Jeffrey plongea devant lui et martela sa gorge à coups de poing, à demi noyé lui-même. Avec l’énergie du désespoir, le bœuf reprit de l’air et comprit quand et comment respirer dans le courant. Le chariot cessa de s’affaisser. Brad continuait ses coups de talon. Jeff émergea avec les deux longes en main. Il se mit à nager en diagonale en tirant, se servant de la puissance de l’eau et de la dérive. Il laissa passer les berges les plus hautes et lorsqu’il vit une anse creuser un large trou noir dans les crêtes, il se jeta en avant de toute sa force, entraînant les animaux poussés par son frère et le chariot dont la bâche tanguait comme la grand-voile d’un navire en détresse. Brad sentit le sol revenir sous les sabots, les roues mordirent la terre, le poids du convoi s’imposa dans la masse mouvante de la rivière et s’arracha à son lit. Lorsque l’arrière du véhicule fut tiré de l’eau, Jeff et Brad gueulèrent contre les animaux pour soutenir leur effort et les faire grimper le talus qui les séparait de la terre ferme. Les bœufs tiraient sur leurs courtes pattes en lâchant derrière eux une boue verte et puante. Ils montèrent. Et une fois sur le plateau, les hommes et les bêtes, trempés jusqu’à la moelle, ahuris d’en être sortis, ne firent plus rien pendant un moment que souffler sur le sol. Quand ils eurent repris leurs esprits, il était deux heures du matin, la pluie tombait à grand bruit, l’intérieur du chariot était sens dessus dessous, ils étaient raides de froid. Hors de question de faire un feu, il pleuvait trop, hors de question de rester sur place à geler. Il leur faudrait marcher toute la nuit s’ils ne voulaient pas attraper la mort. Jeff reprit sa place sur le siège et Brad par-derrière donna un bon coup d’épaule pour imprimer l’élan du départ. Les bœufs s’ébranlèrent et repartirent sans protester, plus lourds que d’ordinaire mais plus sûrs, comme si chaque épreuve surmontée les grandissait d’une puissance supplémentaire. 

Céline Minard, Faillir être flingué, Rivages

J’aime assez les mouvements narratifs du dernier Céline Minard, Faillir être flingué : consistent à rassembler plus tard au même endroit spatial des personnages plus tôt éparpillés et aux destins étrangers. Et ce qui est intéressant dans ce texte ce n’est pas tant le côté western dont a beaucoup parlé la presse, c’est un récit qui pourrait se dérouler dans n’importe quelle autre époque (ou plutôt non, à la frontière entre n’importe quelles époques). Ce que moi je retiens c’est qu’elle semble beaucoup plus s’intéresser à l’animalité qu’à l’humanité des choses. C’était déjà le cas dans Le dernier monde (qui était aussi Le dernier homme de Mary Shelley), et c’est frappant ici aussi. Les bœufs, les chevaux, les moutons, les oiseaux, le gibier pour la chasse, le blanc, le sauvage, le métis. Et les interpénétrations permanentes de mondes différents bientôt joints en un seul. Quelque part, nous aurions pu glisser vers la mystique chamane. Indépendamment d’une certaine réécriture naïve de l’Histoire (mais ce n’est pas l’Histoire qui est dite, c’est le conte oral de la Vie), le plus agréable à lire, ce ne sont pas les scènes issues de la trame narrative, mais bien la construction humaine des villes, les fondations d’un passé qui commence à oublier peu à peu sa terre et sa mythologie.


jeudi 27 février 2014 - vendredi 3 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)