Coïncidence palpable (celle qui m’a poussé vers ce livre à la base) que la reparution d’Artistes sans œuvres – I would prefer not to de Jean-Yves Jouannais en début de mois, début de mois où erraient encore, dans ma tête et sur la page, les silhouettes incertaines d’Arturo Belano et Ulises Lima, deux artistes sans œuvres s’il en est, deux fictifs transversaux qui auraient tout à fait pu se retrouver entre ces pages. Artistes sans œuvres – I would prefer not to est à la base paru en 1997 chez Hazan, il est réédité aujourd’hui chez Verticales avec préface-bonus d’Enrique Vila-Matas.

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Tout est dans le titre : ce qui intéresse Jean-Yves Jouannais, ce sont bien ces artistes qui, pour une raison ou une autre, soit n’ont jamais produit, soit ont sondé la veine du vide, l’absence, le rien. La bibliothèque érigée entre ces pages est certainement large et éclectique, mais les œuvres manquent, puisque « présentes partout et visibles nulle part », selon la formule détournée de Flaubert.

Combien de songes, de systèmes de pensée, d’intuitions et de phrases véritablement neuves ont échappé à l’écrit ? Combien d’intelligences sont-elles demeurées libres, simplement attachées à nourrir et embellir une vie, sans fréquenter jamais le projet de l’asservissement à une stratégie de reconnaissance, de publicité et de production ? Nombre de créateurs ont opté pour la non-création, ou plus précisément, peu séduits par l’idée d’avoir à donner des preuves de leur statut d’artiste, se sont contentés d’assumer celui-ci, de le vivre pour eux-mêmes, pour leur entourage, soit dans le pur éther conceptuel, soit dans l’esthétique vécue et partagée du quotidien, laquelle esthétique rassemble le geste dandy, la dérive situationniste, l’infini éventail des poésies non écrites, l’apparente gratuité des congrès de banalyse, ou encore l’activisme des disciples d’Antisthène, le silence de Marcel Duchamp, l’art sans objet de Jacques Vaché, les romans inécrits de Félicien Marbœuf, le musée des Obsessions d’Harald Szeemann, l’écriture introvertie de Joseph Joubert, les scandales d’Arthur Cravan, la vie accélérée d’Edie Sedgwick, femme fatale du Velvet, les gesta fondatrices évoquées par Pline 2. Cette constellation de créateurs sans production à visée muséale, de penseurs sans corpus, ensemble d’étoiles qui ne se sont jamais donné les moyens de briller, s’avère donc a priori invisible. « L’auteur, dans son œuvre, doit être […] présent partout, et visible nulle part », énonçait Flaubert. C’est l’inverse qui nous intéressera en ces pages : que l’œuvre, chez son auteur, soit présente partout, et visible nulle part.

Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres – I would prefer not to, Verticales, P.32-33.

La palette est large et rassemble aussi bien les écrivains sans écrits, peintres sans toiles que les originaux dandys ou shandys en fonction des époques et circonstances (cf. la liste citée précédemment). Le livre s’articule non pas comme un essai mais comme une bibliothèque plutôt : chaque rayonnage abrite une vie singulière, résumée minuscule en quelques esquisses de l’absence et croquis du vide organisé. Jean-Yves Jouannais explore également la piste des personnages de fiction, qu’ils soient réels (Bouvard et Pécuchet, Bartleby) ou fantasmés (Félicien Marbœuf). La veine fictive s’intercale entre la veine biographique et la veine critique, le livre est donc aux frontières des genres et caractérisations.

Au fond les destins présentés ici touchent pour deux raisons (généralement l’une ou l’autre, rarement les deux en même temps) : la démesure extravagante de celui qui se dit au-dessus de toute production artistique et à l’inverse, les visées minuscules de ceux qui, par leur discrétion même et humilité mêlées, se consacrent à des pistes silencieuses et minimales. C’est le cas, par exemple, de Fénix Fénéon, et de ses Nouvelles en trois lignes, qui rappellent en passant les esquisses désarmées d’Henri Calet et son Peau d’ours posthume :

S’il ne fut pas écrivain de son vivant, Fénéon le devint une fois disparu. Jean Paulhan publia en effet en 1948 les Œuvres : l’œuvre, de n’avoir pas même été singulière, devenait plurielle. Puis il fallut attendre 1970 pour que Joan Halperin réunisse ce qu’elle nomma les Œuvres plus que complètes, en deux volumes, dont le second tome compte une centaine de pages des « fameuses » Nouvelles en trois lignes qu’il écrivit pour Le Matin à partir de 1906. Ces dernières, faits divers en trois lignes comme le haïku est un poème en trois vers, s’énoncent en autant de romans elliptiques, de vastes sagas évidées, réduites à leurs seules coutures, La Comédie humaine condensée en un point d’antimatière où s’abîment sans espoir de réflexion les masses dramatiques du bovarysme, du burlesque des idées reçues, du sordide des passages à l’acte : « Quittée par Delorce, Cécile Ward refuse de le reprendre, sauf mariage. Il la poignarde, cette clause lui ayant paru scandaleuse ».

P. 48-49

Jean-Yves Jouannais, plus que tout sans doute dans ce livre là, s’intéresse à l’absence : absence d’œuvres chez des artistes donnés, comme on a pu voir, ou absence d’artistes au sein d’une œuvre, absence, aussi, de postérité chez ceux qui n’ont pas marqué leurs époques. Absence, progressive cette-fois, de tout ce que l’on efface, rattrape, brûle, projette en disparition. Absence prise et broyée par la profusion, comme ce projet de bibliothèque aux États-Unis qui « est constituée de livres refusés par les éditeurs, d’ouvrages avortés en somme, figés à ce stade du manuscrit auquel s’attache, pire que l’opprobre, le verdict souvent aussi injuste que définitif du ratage. Des livres qui n’existent donc pas. »

Combien de Desgranges-écrivains, ratés ou avortés, combien de manuscrits qui se fantasment comme des livres et qui sont tout autre chose, des traces impubliables parce que trop personnelles, trop nourries de passions inassimilables, des dérapages qui ne respectent pas les conventions étroites de l’édition ? Combien de textes qui sont de véritables expériences de vie, dépourvus de toute caution artistique, n’ayant pas su se plier aux canevas communs des petits bibelots narratifs qu’exige l’industrie du papier imprimé ? Une infinité, dont sont témoins tous les comités de lecture des maisons d’édition. D’où l’intérêt, poétique, conceptuel et disons humain, de la bibliothèque Brautigan, fonds de manuscrits refusés.

P.150-151

Jouannais joue alors sur la signification profonde du mot œuvre : un bâtiment entier de papier et de mots est pourtant vide aux yeux de l’industrie du papier imprimé (les manuscrits sont d’ailleurs retirés de la bibliothèque en question après publication quelque part). L’œuvre est donc condamnée à être vue, lue, reconnue, afin de pouvoir être définie comme telle. Cela rend, de fait, l’initiative de tous ces artistes sans œuvres (et celle de Jean-Yves Jouannais aussi par la même occasion) totalement inutile, et donc forcément hors norme et marginale, comme une plaisanterie qu’on peine à comprendre mais qu’on s’efforce de décrypter en plissant les yeux.

Une autre expérience de compilation de projets non réalisés, de collection de non-événements artistiques, a été menée, à partir de 1984, par les dix membres de la Société Perpendiculaire. Celle-ci fut essentiellement une structure bureaucratique hyperréaliste. Constituée d’un comité central, structurée par un organigramme, la Société Perpendiculaire comptait dix bureaux aux attributions spécifiques (…) et avait ceci de particulier de ne s’être choisi aucune fonction, de n’avoir aucune raison d’être si ce n’est celle de produire, en quantité, des textes administratifs. La Société Perpendiculaire fut donc une vitrine, la fiction d’une entreprise, le mime d’une activité tertiaire. Cent dossiers, autant de circulaires, de notes de service émanant des services étaient régulièrement mis en circulation dans les circuits fortement hiérarchisés de la Société Perpendiculaire afin d’être amendés, censurés, commentés, améliorés, puis archivés. La réalisation n’était pas de mise, les projets ne valant que pour leur qualité de fluidité administrative, leur poésie d’événement virtuel, leur performance dialectique. Il s’agissait d’induire des flux dans le cadre d’un vaste jeu de rôle qui impliqua quasiment à temps plein dix personnes durant dix ans. C’est ainsi qu’à partir de 1984, le théâtre administratif mis en scène par les responsables des différents bureaux s’est déroulé avec cette grandiloquence faible et feutrée propre aux univers où s’opère la gestion des biens, des intérêts. Les crises, pronunciamientos, esclandres, y prenaient l’apparence d’orages synthétiques ; leur véritable nature, saturée de fiction, les rendant assez proches de ces vagues mues mécaniquement à seule fin de rouler sur les plages artificielles de centres de loisirs implantés en milieu urbain.

Le secteur le plus important de la Société Perpendiculaire
se trouvait être le Bureau des Projets non Réalisés,
puisque, loin d’être une voie de garage pour les propositions
exceptionnellement avortées, une morgue où
s’échoueraient les rebuts d’idées, les résidus de plans, il
représentait tout au contraire le muscle cardiaque de
l’organigramme, pour mieux dire son combustible, son
prétexte, son fantasme, son destin. L’activité même de la
Société Perpendiculaire n’avait d’autre fonction que de
fournir, nourrir ce service.

P.156-157

La puissance de ce livre, c’est la cartographie du vide qu’il propose. Il interroge la fiction bien sûr (les œuvres absentes ne sont pas inexistantes, elles sont vierges de contenu ou bien n’existent qu’au conditionnel d’une matérialisation qui n’arrivera jamais), mais aussi, en creux, les nœuds actuels de l’Art comme industrie et représentation permanente. L’artiste, c’est bien celui qui agit, à contre-courant parfois, mais qui agit malgré tout. Le passif, lui, doit rester dans le blanc d’une page vide, son inaction n’étant pas reconnue. Jean-Yves Jouannais la catégorise à son tour et la décrypte, non sans humour, dans un livre utile et utopique où le couple produire-promouvoir n’est pas au centre des définitions. Seule la question reste : c’est quoi être (un) artiste ?


dimanche 19 avril 2009 - dimanche 28 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)