J’avais écrit pour Coup de tête ce passage par la suite coupé au montage, à la toute fin de la première partie, où C.D. (narrateur) remonte un TGV à l’envers du sens de la rame et tombe sur AMF qui ne lui dit pas son nom mais finit par lui céder l’exemplaire d’un livre qu’elle n’aura de toute façon pas le temps de lire (elle préfère s’arcbouter sur son accoudoir et regarder défiler les arbres par la fenêtre), peut-être un livre écrit sans talent, sans intérêt, sans histoire. Ce livre a pour titre Ma propre petite fabrique de savants fous et comme C.D. ne sait pas quoi en faire il décide de l’ouvrir. Il en lit les premières et dernières pages. Peut-être qu’il lit tout le récit d’une traite (le livre n’est pas très long, format poche, cent cinquante pages maximum, on ignore le nom de l’auteur, on est juste certain qu’il n’est pas français) et que le ventre du livre est pris sous une ellipse, ou peut-être qu’il s’ennuie et qu’il se contente simplement de lire le début puis la fin sans s’embarrasser du milieu. Ce qui est sûr, c’est qu’il abandonne son exemplaire de Ma propre petite fabrique de savants fous derrière lui, soit par choix, soit parce qu’il l’a oublié dans les toilettes d’un wagon au passage d’un contrôleur.

Au fond peu importe : ce passage désormais hors texte pour alléger la partie I (Ville I), passage coupé vif pour affûter le rythme et assécher des transitions qui n’ont pas lieu d’être. Le petit texte présent au cœur du troisième jet n’était pas bon, je le réécris hier matin histoire de voir de quoi il aurait pu avoir l’air en vue d’une hypothétique version finale. Sa composition est axée sur trois points que je maîtrise mal et décide de choisir comme contraintes : la narration au « il », le discours direct et la linéarité du récit (huis clos de deux heures peut être à tout casser). Ces trois contraintes je les respecte en trichant, et par « en trichant » je veux bien sûr dire que je ne les respecte pas.

Les aiguilles de l’horloge contre la porte froide fixaient ses tics nerveux. Entre deux minutes paires, il s’autorisait un geste, un souffle. Ses yeux viraient contre la céramique de la table et se perdaient au large des décors champêtres qu’on y avait peints. Il attendait sans bruit que son attente expire : le passage d’une aiguille de plus sur l’un des chiffres en trop. Lorsqu’il frottait ses doigts ensemble entre deux phalanges, il respirait l’éclat plastique du latex puis se redressait en dégurgitant. L’heure juste, pensait-il, il était important que tout commence selon cette heure juste qui précisément se laissait fuir devant lui. Rien n’est plus primordial que la ponctualité intérieure, lâcha-t-il embarrassé.
Lorsque la trotteuse buta sur le douze de porcelaine, il se tourna sans hâte et décrocha le combiné du téléphone qu’il posa nu sur le buffet. Il composa ce numéro qu’il connaissait par cœur et attendit les cinq rebonds de la tonalité d’usage puis il articula ses premiers mots :

 Allons-y, dit-il, il est temps.
A ses pieds, le carrelage de la cuisine se soulevait par bulles lâches entre ses pas. Transparaissait entre les voiles du film plastique cette teinte chétive qui s’était figée sur les carreaux au fil de temps. Ce jaune sale venu de nulle part avait petit à petit grignoté la pièce sur toute sa hauteur. Il regarda le plafond de sa cuisine et oui, se dit-il en posant ses paupières molles à la verticale des assiettes empilées au sommet des placard, cette cuisine est une cuisine de vieux.
En longeant le bord de la table, entre les carreaux frappés de champs de blé et les moulins de sel, il laissa le bout de son gant matte racler la pointe de ses instruments. Leurs corps brillaient gris contre les ailes fixes du moulin céramique. Engel, Entérotome, Amussat, Erigne, Marteau, Scalpel murmura-t-il comme un appel tacite puis il tordit son pas contre le pied de la table et se retourna face au combiné lâché.

 Je commence, lança-t-il, son scalpel chaud et moite sous le latex. Le sujet est un homme de soixante-dix-sept ans, d’un mètre quatre-vingt-deux pour quatre-vingt-dix kilos. Aucun antécédent de maladie grave n’est connu. La famille a trouvé le corps inanimé dans son lit au petit matin.
Ses mots formaient des formes absconses qui ne trouvaient pas leur sens. Ses lèvres vibraient d’elles-mêmes, ses yeux ne les suivaient pas. Le reflet d’une masse blanche encore jeune se dessina au-dessus de son masque dans la largeur de ses yeux. Il se pencha sur le mort et les petits tableaux de céramiques enflèrent le long de ses bras, jambes, torse et pieds.

 Je vais à présent procéder aux premiers examens externes, dit-il d’une voix terne et gorgée de quintes futures avant de laisser glisser la lame de son scalpel du manubrium au nombril.
La peau grasse du mort lâchait sans bruit sous le liserez rouge d’une aiguille. Le ventre du mort se gonflait de tripes encore grises et s’ouvraient comme une fleur torse sous la lumière d’un lustre en porcelaine.
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Le docteur tourna le dos aux flammes qui desséchaient la couleur de ses murs. Ses vêtements tassés prenaient sans attendre. L’air se teintait des odeurs plastiques du latex courbé liquide par les secondes encore crues. La température montait lentement, degré par degré, et s’étalait sur sa peau nue.
Il pressa ses cuisses contre une partie de chasse céramique au bord des moulins de campagne et inspira lentement. C’était la partie la plus délicate de l’opération, il en avait conscience. Il attrapa d’abord avec grand soin la peau du mort étalée sur la table qu’il laissa couler jusqu’à lui. Il glissa ensuite ses doigts doux entre les plis de l’ancien sternum qu’il écarta d’une froideur délicate. Le mort s’ouvrit sans râle au rythme des marées sanguines qui battaient toujours aux poignets du docteur.

 Allez, grinça-t-il, encore, et son bras droit s’enfonçait en lui, caressant par erreur l’envers de ses côtes, revoyant par analogie les horloges détraqués du vieux magasin de son enfance. Qu’une dernière fois il tourne le dos aux vérités de ses humiliations passées. Mélancolie du dernier regard conscient, pensa-t-il avant de s’en détourner pour de bon. Il glissa son coude dans la peau vide de son hôte, puis l’autre également. Leurs deux colonnes vertébrales se laissaient frôler sous la chaleur de l’âtre. La morphologie était parfaite, l’hôte avait été idéalement choisi ; le grain juvénile de sa peau n’était plus même un problème. Ses épaules caressaient les siennes à présent, ses hanches roulaient sous lui, si bien qu’il se demanda si ces possessifs confus qu’il articulait de travers trouvaient encore leur sens compte tenu des circonstances.
Le plus délicat était encore de se défaire de ses jambes. L’horloge s’éternisait contre la porte chaude, les heures se laissaient fuir. Fidèle ultime de ses dernières habitudes, le docteur prit son temps. Il frôlait ses cuisses sans un souffle et raclait l’envers des genoux en priant. Son dernier tour de force se logeait droit dans le creux pressé sous la malléole, son propre petit Cap Horn cutané à lui comme il aimait le surnommer dans le silence de ses pensées. Il se demandait simplement si l’union des deux malléoles, l’une en creux, l’autre en os, produirait un son quelconque. A l’instant fatidique, pourtant, le docteur oublia d’écouter.
.

L’homme mit de longues minutes avant d’enfin parvenir à débrancher le téléphone qu’il laissa vide sur le buffet.

 Adieu névroses, murmura-t-il dans l’écouteur avant de s’en détourner lourdement. Les flammes vives saturaient maintenant l’air du salon et la fumée tombait contre le plastique jaune de la cuisine. L’homme traîna sa carcasse au travers de la pièce, ses pieds potelés entre les bulles tièdes du carrelage. Il posa sa main contre le bois noir de la porte et savoura ce contact qui n’était pas sien. Il s’apprêtait à courir le monde, ses cuisses énormes roulants des arcs de cercle empruntés et ses orteils bleuis chatouillés par la sécheresse des graviers qu’il ne pouvait sentir. Ses fesses fondaient au soleil et lui débordaient des hanches. Ses épaules rigides forçaient une démarche trop lente qui laissait bouffer son dos mal pris aux entournures. Il s’imaginait gras et lourd, culbuto superbe de ses rêves d’enfants. Puis il leva les yeux sur les nuages filants : depuis l’envers de ses peaux nouvelles, il baissa son œil droit puis le gauche et respira enfin à plein poumon le grand air frais de ses pulsions pourries.

Entre ces pages fictives, j’imagine le docteur revoir dans le chaos globuleux des entrailles du mort quelques souvenirs importants, peut-être des dizaines de réminiscences honteuses. Je le vois soupeser les organes, dire qu’il les examine à l’intention du téléphone face à lui et se repasser sur le film de ses paupières ces quelques images passées. Il y enfouirait au fil du récit toutes ses peurs, toutes ses névroses pour ensuite les brûler dans la pièce adjacente. Il se débarrasserait de tous ses vêtements et il se blottirait nu contre la peau embaumée, il se réchaufferait sous elle, pourrait devenir quelqu’un d’autre dissimulé par elle, un autre savant fou lâché dans le monde, un autre fou éclos de sa petite cuisine mentale. (Images de l’entre-deux textes empruntées au site Landanger.com, technologie pour la santé.)


samedi 4 octobre 2008 - vendredi 26 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)