Nous avons tous, quelque part, commencé par écrire sur la page (n’importe quel nous et n’importe quelle page) une phrase qui dirait en substance « j’ai déjà écrit une fois tous les mots qui vont suivre mais la machine informatique m’a trahi et toutes mes phrases, non-sauvegardées, ont disparu à jamais » et nous nous sommes tous retrouvés confrontés à ce dilemme : doit-on tenter de reprendre mot pour mot nos paroles initiales ou doit-on, au contraire, passer outre, et profiter que la panne informatique nous permette de reproduire le passé en le transformant en un autre passé, parallèle et possible mais qui, en d’autres occasions, aurait pu ne pas être ? Voilà l’enjeu de ma lecture de Urbs. Car il serait faux d’écrire que je n’ai pas aimé et je ne souhaite pas me réduire à une phrase comme celle-là. Mon précédent article (si c’en est un) est donc, en plus d’avoir disparu dans les limbes, inexact, dépourvu de substance, lisse et faux. C’est sur cet autre article, et quelque part aussi cet autre livre, que j’aimerais avoir l’opportunité d’écrire.

On ne gagnerait rien à dire que Urbs est un livre agaçant. Raphaël Meltz est partout. Sur la couverture rose, sur chacune des pages blanches, jusque dans le titre de certains précédents livres 1. Dans Urbs il est l’auteur en train d’écrire (ou plutôt son jumeau maléfique : l’auteur en train d’écrire qu’il écrit), une mise en scène loufoque, parfois exaspérante, qu’il justifie via une formule magique : un roman picaresque. Mais comme je l’écrivais quelques lignes au-dessus, ces adjectifs sont inutiles. Ce qu’il est important de signaler, c’est que Urbs répond aux codes de la douleur fantôme : ce que l’on ressent c’est une certaine forme d’inconfort pour quelque chose qui n’a pas lieu et qui, bien qu’annoncé, suggéré, esquissé, n’existe pas.

Depuis que le roman est roman, depuis que le lecteur est lecteur, il y a une délectation toute particulière pour le second à lire, dans le premier, des « tranches de vies » : ah ce destin, oh ce fatum, uh ce parcours. Et la presse people n’a fait que reproduire cette vieille habitude de lecture, en remplaçant les personnages de fiction par des personnes réelles (ou plutôt de demi-fiction, fabriquées par l’industrie culturelle), et en ôtant tout ce qui faisait perdre du temps dans les romans : les descriptions. Ce qui donne : hôpital, séparation, accident ; ou alors : rencontre, naissance, succès. (C’est pourquoi je peux lire indifféremment Voici ou un roman contemporain ; ou les détester conjointement avec le même enthousiasme.)

Raphaël Meltz, Urbs, Le Tripode, P. 28

Bien sûr, j’ai déjà recopié à la main ce passage pour le situer grosso modo au même endroit de mon article mais personne ne le sait. Ce que l’on comprend, par contre, et assez rapidement, c’est que le livre tourne autour de son sujet, de ses personnages, de ses lignes de fuite. Je ne crois pas trahir un spoiler important en dévoilant que le urbs du titre est un leurre (et un clin d’oeil certain aux deux séries Suburbs publiées dans Le Tigre) : si Paris est l’épicentre supposé des différents discours rapportés qui dessinent le récit, nous n’y mettrons pratiquement jamais les pieds. Les treize personnages qui portent la parole du livre gravitent autour via la banlieue ou la banlieue de banlieue. Ce qui nous amène à la question fameuse : qu’est-ce qu’il exprime ce livre ? Treize personnages, aux noms grossièrement fictifs, triés sur le volet, racontent successivement leur propre révolution du monde mais comme toute discussion entre amis (ce livre, c’est aussi ça, dans le bon sens et puis le mauvais sens du terme, une discussion entre amis qui dure une nuit, moins de 230 pages) ces mots sont des paroles.

Je suis vraiment une crevure (...), un romancier c’est une crevure il ne cherche à rencontrer des gens que pour les transformer en morceaux de personnages, en morceaux quand il a un peu d’éthique et qu’il fournit un petit travail d’imagination pour combler les trous, mais ça peut être pire encore quand c’est un simple décalque.

Ibid., P. 103

Il est possible, probable, sans doute, qu’Urbs soit un piège. Sinon un piège, une méthode de camouflage semblable à celle qu’utilisent des animaux marins capables d’adopter d’autres formes, d’autres textures de peau, d’autres couleurs d’écailles, simplement pour échapper à leurs prédateurs naturels ou pour se faire passer pour une autre espèce que la leur. Le camouflage de Urbs, c’est sa couverture rose, c’est son histoire des treize (et les treize voix elles-mêmes), c’est le chevalier blanc, interrupteur intempestif des choses dans le récit, c’est l’appel à Balzac 2, c’est le roman picaresque. Ce camouflage est là pour retenir caché, dans l’ombre, le cœur de ce livre, que l’on pourrait aussi nommer tout simplement chapitre 6 3. Je ne connais pas grand chose de la vie ou de l’Œuvre de Raphaël Meltz et cette lecture m’a laissé perplexe et branquignole, incertain c’est probable, agacé je l’ai dit, mais c’est un livre en lui-même le cœur noir de ce livre, et c’est probablement l’une des raisons pour laquelle je l’ai gardé bien près de moi aussi longtemps après l’avoir fini.

Chez moi, dans la petite pièce placard où l’on range valises parapluies et aspirateur, on a accroché sa casquette, sa casquette qu’il avait oubliée la dernière fois où on l’a vu ; est-ce que j’aurai la force, est-ce que j’aurai le courage d’aller chercher le sms, sur mon ancien téléphone, le sms où il m’avait écrit le soir même qu’il y tenait, que c’était sa casquette favorite, c’était un peu plus d’une semaine avant sa mort, qu’est-ce qu’on avait été tristes de le voir comme ça, on avait fait ce qu’on pouvait, ce qu’on croyait pouvoir, ensuite combien on a culpabilisé à cause de cette soirée, comme si c’était avec cette conversation qu’on aurait pu sauver, le sauver, comme si tout s’était joué cette fois-là, l’après-midi même il avait écrit sa lettre d’adieu mais on ne le savait pas évidemment, bref cette casquette qui est là, qui est là dans ce placard, est-ce que je dois la mettre ? Est-ce que je dois la mettre ? EST-CE QUE JE DOIS ? Tant que je n’aurai pas trouvé la réponse à cette question, comment est-ce que ça pourrait aller ? Comment pourrais-je dire que je suis vivant ?

Ibid., P. 127

Je ne sais pas si je suis allé au bout de nulle part avec cette page. Je ne sais pas non plus si l’article précédent, écrit mais oublié, inachevé au propre, quelque part fracturé dans les limbes de mon Spip, se serait écoulé de la même façon que celui-ci, et dans un sens ça n’est pas vraiment grave. L’important, c’est le questionnement que l’on sent poindre au sortir de ce livre. Le sentiment d’être au bord : au bord de basculer d’un côté ou de l’autre. On ne peut pas vraiment dire que Urbs soit une tromperie sur la marchandise : il n’y a pas de marchandise. Et difficile de croire que ce serait vraiment une mystification. On ne peut pas vraiment dire qu’il y ait quelque imposture. On ne peut pas, voilà.


samedi 8 mars 2014 - samedi 27 avril 2024




↑ 1 Mallarmé et moi en 2006, Meltzland, en 2007, tous deux parus aux éditions du Panama.

↑ 2 L’idée des treize a été empruntée à Balzac, puis plaquée sur notre monde contemporain.

↑ 3 Le narrateur nous invite même à le sauter ce dit chapitre, et à plusieurs reprises, comme s’il était sensible, comme s’il était dangereux.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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