Par exemple se dire : aujourd’hui, refusons les éclairages synthétiques. À quelle heure se couche le soleil, fin octobre comme maintenant ? Découvrons-le. Peut-être même se ménager (ce sera pour une autre fois) une journée entière soustrait à la lumière. Des jours non de noirceur mais de noir. Des jours en creux. Une forme de repos de l’âme et des yeux. Les nôtres ne s’en porteraient-ils pas mieux ? Ne serait-ce pas un moyen de se décharger d’un surplus électrique qui circule dans autant de cellules photoréceptrices qu’il peut y en avoir dans un truc comme un œil ? Quand tu es dans le noir, tu n’es pas dans le noir pour autant. Il y a des couches successives d’obscurité empilées les unes sur les autres. Quand tu es dans l’ombre de tes propres paupières, tes yeux sont néanmoins ouverts. Et ils voient. Dans ce noir, il y a peut-être des milliards de pointes fines, grains de lueur qui dessinent la forme même de ce que l’on ne voit pas. Devrait-on dire atomes ? Ou particules ? Peut-être vaut-il mieux parler de pixels en fait. À moins qu’il ne s’agisse de la forme passée de ce que nous avons vu, enregistré, séquencé ces dernières heures ? Jours ? En technologie des écrans, avec l’encre électronique par exemple, on appelle ce phénomène la rémanence. Dans l’œil, jusqu’à quand cela peut-il remonter ? Certains vont bien jusqu’à croire que la dernière image captée par l’œil d’un mort y reste à jamais imprimée, et Goethe envisage que l’ensemble du spectre [des couleurs] (...) est préformé dans l’œil. En cela, il est juste de dire que ce noir me regarde, et qu’il me regarde. C’est vrai au propre comme au figuré. Et, bien sûr, on peut facilement écrire avec cette encre. Là où ça coince, ce n’est pas l’écriture, c’est la transcription. Comment la garder en mémoire ? Peut-on tracer des lettres sans en voir le contenu ? On peut parfaitement le faire sur un clavier d’ordinateur à l’écran désactivé, je le fais tous les jours pour Chiasma. À cette nuance près : pour pouvoir le faire, il convient, à un moment donné de nos vies, d’allumer un écran, d’ouvrir une fenêtre, de tracer sur sa surface le fil, le cadre, le contexte de ce que l’on s’apprête à énumérer lettre après lettre (quand on regarde le clavier et nos doigts sur), ou son après son lorsqu’on s’en remet exclusivement à l’ouïe et au toucher. Le soleil se détache de la ville un peu après 17h. Je peux sortir alors. Faire changer les verres de mes lunettes sur cette ordonnance d’avril, de mars, de février, je ne sais plus. Et puis, après le retour à l’appartement, très vite une forme d’urgence : si je veux pouvoir lire, je n’ai plus que quarante-cinq minutes. Alors je me mets à la fenêtre et je le fais. Ensuite, tout se précipite et devient très réel. Se faire à manger dans une pénombre grise de plus en plus épaisse. Le reste de courge butternut ressemble à un genre de grosse saucisse dont il convient d’enlever la peau. Avec les doigts et les extrémités d’eux pour sentir s’il en reste. Ou en oublier un bout. Dans le noir, tout devient aussi très précis. Une légère angoisse quand on ne parvient plus à localiser le beurre. Je l’ai jeté par inadvertance dans la corbeille recyclage, avec un reste d’emballage. Combien de temps me faudra-t-il pour le retrouver ? Ou encore, comment savoir ce que je sale et en quelle quantité ? Où est la croûte du fromage ? Sur quelle extrémité de la brosse à dent j’étale le dentifrice ? S’il reste à manger aux lapins et, si oui, quoi ? Et puis tout clignote. L’enceinte bluetooth n’arrête pas d’émettre un signal lumineux à intervale régulier comme les avions dans le ciel, la nuit. Le téléphone fait de même, signe qu’un message a été reçu. Je mets un coussin sur l’enceinte et le téléphone dans un tiroir. J’aurais voulu voir un film ce soir, ce ne sera pas possible. Mais ne pouvais-je pas poursuivre mon expérience de la noirceur, ou de l’obscurité, tout en la couplant avec une matière cinématographique ? Un film, ça peut s’écouter tout autant que se voir. Pour une raison qui m’échappe, depuis des années j’ai The Thing, le film de John Carpenter, sur mon ordinateur. Je le lance donc. Je l’écoute sans le voir. C’est un film qui se prête bien à ça. L’ambiance sonore est remarquable. Je me perds vers la fin. Ça n’a pas beaucoup d’importance. Je prends ce que je peux prendre. Je laisse le reste. J’attends. Écrire, tu n’as pas besoin de tes yeux pour le faire. Tout ce qu’il te faut, c’est une notion de la position des lettres dans l’espace. Il faut connaître alors l’écartement des touches sur le clavier. La texture d’elles s’enfonçant et le bruit. Tout le reste n’est qu’une conséquence de ça. Pour ce que j’en sais, ces mots pourraient tout aussi bien être totalement illisibles, par exemple si j’en venais, au fil de l’écriture, à dévier très légèrement. Une seule rangée suffit. Quelques centimètres en plus, ou en moins, sur la droite, ou la gauche, et l’entiéreté de ces lignes deviendraient impossibles à comprendre. Le seraient-elles réellement ? Je veux dire, avec un écartement idendique, un déplacement, toujours le même, il suffirait alors de décoder le message. Or, décoder le message, n’est-ce pas ce que tout lecteur effectue lorsqu’il ou elle lit ? Ici, quelques remplacer/rechercher suffiraient. On se retrouverait bien vite, certes avec quelques coquilles, sans doute inévitables, comme ici, avec un texte de nouveau intelligible. Est-ce la but de la manœuvre ? Écrire un texte intelligible ? N’est-on pas perdu dans un genre de flux de conscience quand on n’est plus en rien aimanté par l’image de ces mots s’affichant sur une page ? Par exemple, c’est difficile pour moi de me souvenir du début des phrases que j’en viens à, appelons ça comme ça, composer. Pas au niveau du sens, mais de la structure gammaticale. Avec ça, toute incise entre virgules, ou entre parenthèses, est dangereuse. Tout à l’heure, regardant, ou plutôt non, écoutant, The Thing, au bout d’un moment, j’en suis venu à laisser mes pensées dériver dans les sons. Je n’étais plus trop dans les répliques, quand il y en a, ou dans l’ambiance, j’étais dans la construction mentale qui en venait à être tissée, à mon corps défendant, entre ces manifestations sonores. Des points d’impact, si l’on veut. Et l’onde tracée et mouvante entre ces points. C’est le sentiment qu’on peut avoir quand on s’endort devant un film et qu’on reste ancré dans l’univers de la fiction, précisément par le biais du son, alors que tout le reste est tombé dans les limbes. Est-ce là ce dans quoi je m’avance ? Dehors, si j’ouvrais les yeux, je verrais la ponctuation lumineuse de la ville. L’écosystème des nuits urbaines. Les éclairages publics s’éteignent-ils à partir d’une certaine heure, ici ? Cela fait des années que nous vivons dans cet immeuble et je n’ai jamais remarqué ça. Il serait plus juste de dire que je n’y ai pas prêté attention et, si ça se trouve, voilà ce que j’en viens à me dire : j’écris depuis le début dans une fenêtre qui ne s’est pas ouverte. C’est l’un des risques de cet excercice. Je ne vérifierai pas pour autant. Je comprendrai demain si, oui ou non, ces mots me sont restés. Je n’aurais donc plus aucun moyen de les faire revenir sur la page, ni la tentation de les réécrire. Ils auront disparu de ma propre conscience (et j’ai failli écrire consistance). N’est-ce pas au fond tout ce qu’on cherche quand on écrit ? Se débarrasser à jamais de ces flux d’énergie noire, là encore ? Par exemple, si j’écris suffisamment longtemps les yeux fermés, sur un écran fait d’ombre, et dans le noir total, ou presque total, vais-je parvenir à laisser couler hors de moi ce qui s’apparente à des sensations désagréables ? Je n’ose pas dire douleur. Ce ne sont pas des douleurs. C’est, tout au pire, une forme de photosensitivité. Et je ne sais pas si c’est, en soi, un prolongement du cycle initié maintenant il y a deux semaines, ou si c’est un effet secondaire du triptan, pris mardi. Cela, l’écriture ne pourra pas m’aider à le découvrir. L’écriture sert-elle à découvrir quoi que ce soit ? L’écriture est-elle un rampart contre quoi que ce soit ? Ou bien est-elle totalement mais alors totalement gratuite ?


mardi 26 novembre 2019 - vendredi 3 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)