Dans les dernières pages d’Un homme qui dort, Perec écrit : Les désastres n’existent pas, ils sont ailleurs. Le livre est paru en 1967. Deux ans plus tôt, le 6 juillet, Jünger (alors embarqué sur un paquebot) écrit dans son journal : Le coffre-fort du navire contient une enveloppe scellée, pour le cas où une guerre mondiale éclaterait. 1 Un peu plus tôt, on peut lire ceci :

« Des radiations... je n’y avais pas songé... beaucoup, beaucoup... sont-elles dangereuses ?... Camarades, vous ne pouvez rien faire ?... écoutez-moi donc... une horrible solitude. » La bande magnétique enregistre des crépitements, puis, quelques secondes, des froissements comme ceux d’ailes gigantesques, puis plus rien. On est le 12 novembre 1962, à 8 heures 09, heure de Turin. De toute évidence, l’une des voix de cosmonautes sacrifiés, qui tournent sur orbite. Leurs conversations sont parfois captées par des amateurs. Cela dépasse tous les fantasmes de l’horreur, et même le fantastique d’un Poe.

Ibid, P. 12

J’ai beau faire des recherches sur les accidents et incidents liés à la conquête spatiale, je ne retrouve pas la date mentionnée ici. Il n’y a pas de note de bas de page pour en clarifier le contexte. Était-ce un rêve ? De la fiction ? On ne saura pas. Ce qu’on sait en revanche, c’est que je n’ai jamais lu Poe que via la voix de Baudelaire, ce qui est sans doute en soi une erreur. De même que je n’ai jamais lu Dickens ou Hawthorne, et que s’agissant de Melville je m’en suis tenu aux deux extrémités du spectre signalé par Bolaño dans 2666 2 : Bartelby et Moby Dick. Qui sait quelles genres de teintes intermédiaires on peut trouver dans ses autres livres ? L’autre jour, T. me recommandait Vernon Subutex alors je commence Vernon Subutex. Curieusement, je m’intéresse à des trucs très concrets : comment fonctionne le récit temporellement parlant ? Nous partons d’une situation présente et nous remontons dans le passé pour contextualiser le personnage. Quelque part, c’est assez classique. Mais en réalité, c’est précisément le contraire. Le problème avec le présent, c’est qu’il est trop frontal. On a continuellement besoin de tisser des trajectoires (vers le passé, vers le futur) pour reconstituer une forme d’épaisseur et de profondeur de champ qu’on trouve naturellement dans un récit classique au passé (simple ou pas). On pourrait aller plus loin. Regarder comment Simenon fait dans ses romans. Comment fonctionnent Fantômas et Bob Morane. Ce qui fait tenir Arsène Lupin et Jean-Patrick Manchette. Tous ces livres ne vont certainement pas très bien ensemble mais enfin, venant de quelqu’un qui se prépare à déjeuner des betteraves, un avocat, un reste de semoule de maïs, des pâtes de sarrasin et des maquereaux, ça a du sens de mélanger n’importe quoi. Le soir même, rebelotte avec une courge butternut, une grosse échalotte, de la coriandre, de la crême fraiche, du fromage frais type Mme Loïk (la marque, pas la personne), du sel, du poivre, du curry, et enfourner le tout dans la machine à soupe (en réalité juste un blender chauffant, mais je préfère dire machine à soupe). Contre toute attente, c’est bon. La texture est bonne. Les goûts se répondent. C’est onctueux. Autant de choses que je ne peux pas dire de ce début de texte que j’essaye autant que faire se peut de reprendre chaque soir, me disant chaque soir après une heure de travail que j’y suis parvenu, et revenant le soir suivant sur moi-même avant de tout recommencer une nouvelle fois. Je dis cela, mais ma soupe a été faite au hasard, et je suis quelqu’un qui confond sans cesse les dattes avec les figues, faute de manger sans doute ni les unes ni les autres. On ne peut donc pas me faire confiance, et je devrais poursuivre sans m’attarder dans la lancée de ce texte (ce que je ne ferai pas). À la place, j’essaye de traduire cette nouvelle qui n’est pas une nouvelle, le tout sans recours possible à aucun dictionnaire anglais-français, n’ayant plus les yeux ce soir pour aucun rétroéclairage, et n’en possédant pas dans ma bibliothèque, notant entre parenthèses à chaque fois que je ne parviens pas à trouver quelque chose qui sonne juste lors des nombreux jeux sur le langage qu’on peut y trouver la mention arg faisant suite à la traduction littérale, faute de mieux (signe qu’il faudra y revenir).


dimanche 29 décembre 2019 - mercredi 1er mai 2024




↑ 1 Soixante-dix s’efface, Gallimard, Traduction Henri Plard, P. 59.

↑ 2 Son ancien collègue autrichien, qui préférait nettement, sans discussion, l’œuvre mineure à l’œuvre majeure. Il choisissait "La métamorphose" plutôt que "Le Procès"..., "Un cœur simple" plutôt que "Bouvard et Pécuchet"... Quel triste paradoxe, pensa Amalfitano. Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu. Ils choisissent les exercices parfaits des grands maîtres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maîtres dans des séances d’escrime, d’entraînement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, ou les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur. (2666, Christian Bourgois, traduction Robert Amutio, P. 265)

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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