La lumière, c’est de l’eau : une fois qu’elle a trouvé un point d’entrée en toi, elle se répand. Elle occupe le maximum d’espace ou de volume accessible. Disponible. Ouvert à elle. Elle t’investit, quoi. Alors, comment la faire sortir ? Gesticuler dans tous les sens ne sert à rien. S’énerver non plus. Nos gestes sont devenus caducs. Je passe mon temps à mettre mes t-shirts à l’envers mais bien sûr personne ne s’en rend compte. Nous avons beau vivre quelque chose d’extraordinaire, mis à part celles et ceux qui sont en première ligne (sic) pour soigner les malades, et les malades eux-mêmes, il ne se passe rien. On s’inquiète. On s’informe. On attend. Quoi ? On ne sait pas. On parle beaucoup de l’après, mais le temps s’est arrêté, l’après est donc réduit à une projection. Nous vivons un temps faux. On nous dirait que les jours disparaissent (avril a été effacé), qu’on ne s’en plaindrait pas. On ne s’en rendrait même pas compte. Alors on lit ce qu’on peut lire. Plus j’accède à des livres numériques gratuits offerts par des auteurs ou des éditeurs, plus j’en commande des payants. Je ne les lis pas encore, mais je projette les lire. Que lis-je à l’instant t ? Une étiquette d’huile d’olive. Origine : Union Européenne et hors de l’Union européenne. À leur place, j’aurais simplement dit ici et là. Et à cause de la circulation des sons
dans les murs et plafonds
on entend
la voisine du sixième
parler
parler avec son chien.
Paradoxalement
l’entendre aller vers le langage des bêtes
ça la rend plus humaine
dit-on. Mais pour dire
il faut que quelqu’un nous écoute (or non). Quignard (toujours cité par Benoît Vincent 1, dont je relis Le revenant) : Il faut croire que pour moi l’oral est impossible. Voilà ce que j’aurais pu dire à cette professionnelle après un an et demi de séances hebdomadaires qui n’auront, au font, jamais débouché que sur ça : l’impossibilité de rien dire de réel quand on dit. Quand ces allers-retours jusqu’à Nation (derrière Chez Prosper) se sont terminés, j’en ai ressenti un grand soulagement. Loin d’être un dilemme, donc. Ce qui est un dilemme ? Le tutoiement dans Ulysse. Par exemple nous sommes là, il est 13h10, et Bloom, qui brave manifestement le confinement total de la population d’Irlande (nous vivons le livre au présent) croise un ancien crush (je crois que c’est comme ça que disent les jeunes de nos jours) en la personne de Josie Breen, dans la rue. Ils s’alpaguent, ils se parlent un moment. Est-ce qu’ils se tutoient ? Initialement, non, et une traduction normale (c’est du reste ce qu’ont fait les deux livres en français) opterait pour un strict vouvoiement (comment allez-vous Mrs Breen ?). Ce que j’ai fait spontanément. Mais c’est intransposable aujourd’hui. Revenir dessus donc et d’abord dire : comment ça va, Josie (on se tutoie, on a flirté ensemble il y a quelque temps, qui sait on s’est chauffé sous des néons un peu punk rock un soir dans un bar et on s’appelle par nos prénoms, le comment ça va formule usuelle, et automatique, calque du oh-doux-iou-doux orginel, qui évacue pour un temps le problème du tu). Mais on pourrait aussi se dire que le Mrs/Madame Breen de Bloom est ironique. Il pourrait jouer là-dessus (garder alors madame, couplé à l’italique). C’est clairement de la réécriture, de la transposition. Du piratage. On s’éloigne de traduire (c’est le but). Bloom, lui, traverse l’épidémie de covid sans s’en rendre compte, il est de fait plongé dans ses pensées en permanence, n’a pas réalisé qu’il se passait quelque chose, et avant qu’il prenne conscience de la situation, on en sera déjà sorti. Mais Josie Breen, elle, pourrait porter un masque sur le visage. Des gants. Des peurs aussi l’habitent.


samedi 2 mai 2020 - dimanche 28 avril 2024




↑ 1 Lequel écrit, un peu plus loin : La vie en effet est un univers englobé dans un autre. La vie commence où le virus agit. La vie est une hernie, littéralement.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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