Du brouillard, au moins autant qu’à l’aller quand j’avais dit Fogville. Le Gier sur la gauche un peu haut, la neige a fondu, mais pas autant que la Seine. Sur moi encore l’odeur de clope d’hier. Je n’ai vu personne et personne ne m’a vu. Articuler des lèvres et dents quand vient passage, dans MP3, celui qui dit "I wanna have control" et puis laisser filer le reste. Quelque part dans le no man’s land de l’entre-deux de la France un peu de neige. Coté couloir, pas dormable, les mains des mecs par dessus l’appui-tête quand ils traversent. L’un d’entre eux, blond mais toujours de dos, genre chemise à carreaux rouge, plusieurs fois mais toujours de dos, et jamais son visage, et simplement sa nuque, et les manches aux coudes retroussées, cheveux blonds mais mi-longs. Sur l’Ipad lu Francois Bon, Montaigne, mélangés et pas dans l’ordre. Derrière moi piercing au coin des lèvres. Dans le wagon, quelque part milieu, des vieux répétant mêmes mots mâchés pour des sourds, des sourds répétant mêmes mots pareils pour des vieux. Quelques autres crânes. Voilà pour l’inventaire.

L’Inde du petit travail : il faudrait recenser ces industries du trottoir, le trottoir usine. Le folklore les cite : arracheurs de dents, rue entière de devins – par oiseaux, cartes ou jet de cailloux –, rétameurs de casseroles et marchands de cigarettes à l’unité, horlogers très
sérieux et médecins d’habits. Mais connaît-on le nettoyeur d’oreille ? J’en ai vu. Et le mort ? Un métier
comme les autres : on s’étend sur le trottoir, un drap
blanc sur le corps et le visage, tabou violé d’un rituel
immuable, puis on ne bouge plus, tandis qu’un comparse
ramasse la monnaie. À Juhu, la grande plage, près de
l’aéroport, deux gosses, huit ou neuf ans, alternent :
s’enterrant dans le sable jusqu’aux narines, un jour l’un,
un jour l’autre, par journées de douze heures, pendant
que le copain fait la manche. Plage, là-bas, ça ne veut pas
dire Pornic : mais l’énorme Bombay débordant jusqu’à
la mer, définitif camp de réfugiés sur le sable, entre les
pieds de chameaux et l’odeur grasse des lampes à carbure, troupes d’enfants en bandes et sans toit, qui viennent vous proposer leur sœur comme on vous montre
dans la paume un morceau brut de haschich ou une
gourmette volée à des Américains : « Do you better get a
boy ? »

François Bon, Les indes noires, Publie.net


mercredi 29 décembre 2010 - dimanche 5 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)