Une photo quelque part sur le web. On aurait dit le pelage d’une bête. Mais une fois l’image entièrement chargée, on comprend qu’il s’agissait de la tête de quelqu’un, en sang, après une violence policière. Était-ce une métaphore de notre époque ? Un autre extrait de ce texte de Rick Bass 1, cette fois non plus au sujet de Amy Hempel mais de son ancien éditeur, Gordon Lish :

Gordon Lish a la réputation – et je ne vois pas comment il pourrait en être autrement – d’avoir sculpté et lancé Carver qui, lorsque Gordon l’a rencontré, était seulement un poète et un nouvelliste peu publié et relativement inconnu, porté sur la bouteille. Gordon est une personnalité controversée, mais à l’époque où il éditait, élaguait, comprimait un texte jusqu’à obtenir une sorte de supraconductivité électrique – localisant ainsi le cœur du courant qui traversait l’âme et le cœur de Carver –, les lecteurs ne se sont pas plaints et l’on a à juste titre comparé Carver à Tchekhov. Les critiques ont qualifié le style de Carver – et celui de Lish – de minimaliste et insisté sur l’aspect technique de cette écriture. Mais ils ont ainsi escamoté la nécessité de ces prouesses techniques qui dissimulent un grand cœur.

Comprimer un texte jusqu’à obtenir une sorte de supraconductivité électrique, c’est quand même sacrément attrayant et je me dis Guillaume, voilà ce que j’aimerais faire de ma vie. Est-ce que ce n’est pas déjà le cas ? Il y a deux jours à peine j’en étais à me dire un autre voilà ce que j’aimerais faire de ma vie qui n’avait absolument aucun rapport avec aucune supraconductivité électrique. C’est comme quand on m’a demandé ce que j’en viendrai à collectionner si jamais je devais me mettre à collectionner quoi que ce soit, et j’étais bien en peine de répondre à M. (car il s’agissait d’M.). Je réalise à présent qu’à certains moments de ma vie, j’étais sur le point de tomber là-dedans, une collection. Par exemple, de vieux dictionnaires de médecine. J’en ai encore aujourd’hui, ils prennent la poussière, et je ne sais plus comment m’en débarrasser. Et puis, au sixième ou septième étage de cette librairie à Tokyo, ne m’étais-je pas mis dans l’idée, pendant quelques secondes à peine, de collectionner toutes les éditions étrangères, dans toute une variété de langues, d’Ulysse ? Je ne l’ai pas fait et quelque part c’est un soulagement. Maintenant, ce que je souhaiterais réellement, c’est rassembler toutes les versions possibles de Canto Ostinato dans tout un tas d’arrangements (et, surtout, d’instruments) différents. Et ça ne m’aide en rien à comprimer un texte jusqu’à obtenir une sorte de supraconductivité électrique ; ou peut-être que si, tant la clé de l’écriture peut finalement se trouver cachée au fond d’une partition de musique minimaliste. Et puis, finalement, c’est un peu ce que je voulais faire d’Eff : prendre ces 500 000 mots, et en faire, je ne sais pas, un texte de 15 ou 20 000, ou peut-être pire que ça. Une nouvelle. Un texto ! Tout le contraire, donc, du Dossier M, qui s’étend sur deux fois 800 pages, en grand format :

Ce jour-là, un vin nous fait découvrir le vin et c’est inoubliable. C’est une révélation pour la vie. On se rappelle ce vin toute sa vie. On garde son goût intact. Il devient notre goût. Son nom et son millésime sont maintenant les nôtres. C’est une expérience fondamentale à notre niveau individuel des choses. Ce vin nous a ouvert les portes d’un monde que nous ne soupçonnions pas. Il nous a ouvert les portes d’un paradis sur terre. Ce vin n’est pas simplement du vin : il est le vin qui fait découvrir le vin. Il est l’éternité allée, avec sa robe, sa longueur en bouche, ses arômes, ses notes, son corps, son âme. Il est désormais notre étalon. Notre barre la plus haute. Un secret nous a été révélé et nous mourrons en emportant avec nous la saveur de ce vin qui nous fit découvrir le vin. Ou ne mourrons jamais.

Grégoire Bouillier, Le Dossier L, Flammarion


lundi 1er juillet 2019 - vendredi 3 mai 2024




↑ 1 Toujours grâce à Franck Queyraud, qu’il en soit ici remercié.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)