Je me sentais coupable. Partir à Tokyo pour un week-end, ce n’est pas raisonnable. H. va m’en vouloir d’être parti seul. Et puis non. J’y vais quand même pour marcher. Pour marcher dans les rues d’une ville, j’y allais. Ça me semble aujourd’hui un bon prétexte pour aller quelque part. Alors, je ne traverserai que des quartiers non-touristiques, là où les gens vivent et travaillent. Mangent aussi, bien que dans le rêve, contrairement à dans la vie, il n’était jamais question de manger. Simplement d’être en mouvement dans le tissu de la ville. Il faut savoir qu’à un endroit, sur une colline, dans un grand building industriel censé produire que sais-je, c’est un volcan éteint. Un train en fait l’ascension, puis la redescente. Pourquoi ? On ne saura pas. Ce que je sais ou crois savoir : on s’habitue très vite aux choses insupportables. Rappelle-toi l’histoire de cette vieille dame qui marche dans la rue complètement voûtée, et bossue, maladroitement mais marche. Je veux dire, on l’a tous vue quelque part. Bien sûr que c’est une situation intenable, mais enfin en attendant il fallait bien tenir et, donc, se mouvoir dans le tissu de la ville. Là, c’est pareil. Sauf qu’à la place de la bosse, c’est une épidémie. Et à la place de la voûture, ce sont des attentats terroristes. Pourquoi a-t-on commencé à manquer de vigilance et à reprendre des comportements dangereux ? Car on s’habitue à tout, même aux chiffres de mort chaque jour. Bientôt avant de sortir de chez soi on consultera la météo, la pollution, les retombées plastiques, les émanations nucléaires, la chaleur du réchauffement climatique, les morts du covid, la carte en temps réel des attentats en cours, les lieux où se déroulent des manifestations réprimées par la police dans le sang, les accidents de la route, les catastrophes aériennes, etc. Et on se dira ah tiens. Ou bien rien du tout. Et on ira quand même acheter nos choses, tout bossus d’être nous.