Ouais j’ai envie de me tirer une balle par la fenêtre. Après ma sieste la plupart de mes compagnons de cellule, non, rame ou wagon, partage entre leurs yeux, les miens, les nôtres, la même sale paire de songes, à savoir mais qu’est-ce que j’ai fait, qu’est-ce que j’ai fait putain pour me retrouver ici ce jour et à cet endroit même ? Et : est-ce qu’on ne pourrait pas trouver autre chose à faire de nos vies, autre que d’être ensemble et mort, de retour vers le taf, une année de plus encore, la même que celle d’avant et celle précédent celle qu’on vient à peine de taire ?

Je ne sais plus lequel de mes amis m’a dit, pendant nos études, qu’il aimait par-dessus tout les êtres qui relativisent la notion de caractère. Il s’est passé du temps avant que le même sentiment ne l’emporte chez moi.

On a eu cette conversation chez E.  : trahir ses rêves d’avant. Mais le fait est que mon rêve de mes seize je le vis. Je voulais vivre ailleurs et j’y suis. Avant tout avec H. Ecrire en toute priorité, ne pas en vivre. Lire et même plus qu’il n’en faut. Checker matin si le husky d’en face est là et si oui s’il hurle. Et oui.

Et depuis, avec une inventivité qui me ravit, chaque rencontre décisive a trouvé sa manière propre de l’affermir. Tous ceux qui m’infligent le spectacle de leur caractère, qui s’y ébrouent ou s’y cramponnent avec un mélange de fatalisme et de revendication, m’accablent très vite et me donnent envie d’aller respirer à l’écart.

Hier avons vu Smoking, d’Alain Resnais, théâtre sur pellicule, où l’intrigue s’inverse à coups de contingences et de « ou alors il dit : », s’en suit alors une autre réplique qui vient en remplacer une autre, déjà vue, et qui accouche d’une autre intrigue, etc. Soit le principe, en fait, de mon vies //.

Grâces soient rendues aux relations qui savent esquiver le pénible travail de supputation psychologique et le marchandage de susceptibilités que le caractère traîne incurablement avec lui.

Je badge et me jure que si un seul d’entre eux me joue clairon du bonne année je fais demi-tour et file ma dem à un fantôme de chef. On me dit bonne année, plein de bonnes choses, et merde, mais j’ai pas les c. Bientôt on me colle, on me dit bonne année puis plein de bonnes choses et tiens voilà la bise. Sur mon bureau on a posé deux magazines dont les unes titrent : La fin d’un monde (sous-titre Le salaire des cadres) et L’Europe Allemande. Au tel, par mail, en pouces, on nous dit bonne année, plein de bonnes choses. Chacun des commerciaux de la boite, éparpillés mais là, envoie à tous contacts une carte de vœux animée d’au moins 18Mo le mail. Les cartes disent bonne année plein de bonnes choses et sous leurs mots la neige.

Marguerite Duras disait d’une de ses amies actrices : « Quand on est en face d’elle, on va droit à ce qu’elle a d’essentiel. » Exactement ce à quoi j’aspire : qu’une ligne se tende entre l’autre et moi, qu’elle nous dispense de nos petites monnaies respectives.

Et si on était Smoking ? Après un panneau peint et interlude au piano on nous dirait « ou alors il dit : » et je dirais autre chose, mais si longtemps avant, assez pour tout faire dérailler en quelques sons à peine. Quand je reprends, passé proche, mes derniers bons souvenirs, j’attrape la semaine en Normandie, printemps dernier, où une tique m’a bouffé trois kilos. Le cheval indécis nous mate par la fenêtre dans notre hutte en verre. J’avale boudins aux pommes, Honfleur. Les lapins, toujours deux, bouffent jaunes les pissenlits par la tête. Je termine Infinite Jest et le soir, deux, Doctor Who. Je veux y retourner, pigé ? Mais pas y retourner physiquement. Retourner, dans le temps, X mois plus tôt et glisser mes mêmes pas dans chacun des vieux miens. Je dirais les mêmes mots. Ou alors je dirais (à mon oreille dirais) : gaffe à M. Lapin car il est presque mort.

Une ligne de monde, si l’on veut – un fil à rendre l’espace admiratif, sur lequel chacun s’avance délesté de sa part oubliable. Qui donc parlait un jour, si justement, de « relations imperceptibles avec des gens imperceptibles » ? Il y a des méandres et des épaisseurs, parés de toutes les sophistications, où je n’ai plus envie de me perdre.

Je paye, pour un euro, avec un billet de cinquante à blanchir. Je m’excuse, j’dis voilà. Le type me rend la monnaie, m’assaisonne bonne année, plein de bonnes choses.

Ceux à qui je tiens aujourd’hui – ceux qui campent dans mon premier cercle et n’en bougeront plus – m’offrent un éventail des modes de conjuration ou de dissuasion du caractère : tantôt un souffle natif les a allégés, tantôt un rythme les a enveloppés, tantôt encore une limpidité sans égale les a préservés des morsures vulgaires de l’idiosyncrasie. Quoi qu’il en soit, c’est dans un bel et singulier anonymat qu’ils s’imposent à moi et que je tiens à eux.

Je prends sur mon temps P pour traîner le long des vitres de luxe, trouver costume qui fasse pour le repas de fin d’année bis de la boîte, prévu fin du mois-ci, et je me vois faire dans la doublure du verre ; comment, putain, j’ai pu en arriver là ?

Et c’est ainsi, uniquement ainsi, que je peux sentir résonner leurs traits personnels : emportés, subtilisés par une histoire qui les traverse et les dépasse – trouvant sens et vigueur au regard de cette échappée imprenable, de cette transcendance narrative où palpite la seule vérité d’un individu.

Pierre Mari, Point vif, Publie.net

Ou alors je dis : bonne année, plein de bonnes choses et tiens : c’est ce que j’écris, texto, à N., avant d’ouvrir, fermer, lâcher n’importe quelle porte de n’importe quelle façade fugace du jour dont j’essaye de m’extraire (mais j’échoue, car en fait j’essaye pas ou alors on dirait que j’aurais dit j’essaye).


lundi 2 janvier 2012 - dimanche 28 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)