Chère Madame, Cher Monsieur,

Si je prends contact avec vous ce jour, c’est que ça ne va pas. J’ai eu la faiblesse d’acheter votre produit, alors même que je n’achetais plus de pizzas industrielles sous plastique depuis des mois. Et je le paye aujourd’hui. Vous me le faites payer. C’est bien. Sans le savoir, vous me rendez service. Ça va m’encourager à ne pas replonger. À me tenir à distance de ces mets. Mais tout de même. Là, j’en suis à me dire devant chaque aliment : est-ce que ça, je peux le manger ? Est-ce que ça oui ? Rendez-vous compte de ce que vous me faites. J’ai su tout de suite qu’il y avait un problème. J’avais déjà avalé la moitié de ma portion, et, jusque-là, certes ce n’était pas terrible mais c’était conforme à l’idée que je me faisais de votre produit. Comment peut-on tolérer d’ingérer des choses qui sont juste conformes à l’idée qu’on s’en fait ? N’est-ce pas précisément la définition même de la médiocrité ? Ça me dépasse. Mais le monde est comme ça. Yun Sun Limet écrivait, dans sa série inachevée Maison à vendre, au sujet d’un logement qui n’arrive pas à trouver preneur auprès d’acheteurs pointilleux : En trente ans, l’homme est devenu un être qui fait la moue en voyant une trace de coup sur un mur. Alors qu’autour, tout s’effondre. Quoi qu’il en soit, après avoir progressé dans la chair industrieuse, non, industrielle, de cette pizza, je suis tombé sur un goût. Jusque-là, tout était uniforme. Là, tout s’est effondré, oui. Mais je manque à tous mes devoirs. L’intitulé du produit concerné est PIZZA 4 FROMAGES, suivi de la mention Cuite au four et garnie à la main, elle-même suivie de sa traduction en flamand. À consommer jusqu’au 13/08/2019. Numéro d’EAN 8059070740813. N° de lot 258. Le tout produit et conditionné en Italie par PIZZA SPRINT pour Galileao SAS, (Villeneuve-Loubet). L’emballage du produit incriminé est toujours en ma possession. Je peux vous en faire parvenir, si tel est votre souhait, une photo. Ou vous le renvoyer par voies postales. Car tout me va. Mais pas ça. Par-dessus le marché, je constate en analysant scrupuleusement la composition des ingrédients que votre produit est saturé d’additifs au mieux nocifs pour moi, au pire dangereux quant au maintien de la civilisation des orangs-outans (huile de palme). Êtes-vous forcés d’injecter dans ma pizza du Lysozyme, des diglycérides d’acides gras, du lactylate de sodium, de la lécithine et de l’acide sorbique en quantité déraisonnable ? L’huile de palme plutôt que, je ne sais pas moi, l’huile d’olive, c’est une passion secrète ? Vous kiffez la Lysozyme ? Pourquoi détestez-vous les orangs-outans ? Quel goût aurait votre pizza sans tous ces éléments ? Peut-être le goût que j’ai trouvé, remarquez. Ou peut-être simplement que quelqu’un, quelque part (et maintenant, fatalement, vous allez partir en quête de qui a garni quoi pendant la confection du lot 258, ce qui, en plus de me faire me sentir mal depuis plus de 24h, va me faire sentir coupable quant au sort dévolu à celle ou celui qui a, si c’est le cas, commis une bévue) a échappé une dose d’acide sorbique plus importante que prévu. Est-ce que ça avait le goût de l’acide sorbique ? Mais qui sait, où que ce soit, quel goût peut avoir un truc comme de l’acide sorbique ? Merde, je ne savais même pas que ça existait ce matin avant de me lever ! Non, si vous voulez mon avis, ce truc que j’ai trouvé, un truc infime, on parle là d’une surface qui équivaut à quelques millimètres carrés de pâte à pizza à peine, un centimètre sur un centimètre peut-être à tout casser, je vais vous le dire, il avait le goût de plastique. Or, le goût de plastique, je ne connais que ça. Je veux dire, je fais partie d’une génération qui a grandi avec le goût du plastique. D’ailleurs, enfant, si ça n’avait pas le goût du plastique, ce qu’on avait dans notre assiette était suspect. C’est pas comme d’habitude. Mais là, c’était un goût de plastique puissance huit milles. C’était la quintescence du plastique. C’était le mal à l’état plastifère. Bref, c’était (de) la merde. Bien sûr, j’ai jeté le reste de pizza à la poubelle. Mais c’était trop tard. Le mal était fait. Aujourd’hui, j’essaye très fort de ne pas penser à la fois où j’ai attrapé une salmonellose chez Columbus Café. Une tarte au citron meringuée. C’était déjà le mois d’août. Rupture dans la chaîne du froid ou quoi. Je n’en sais rien. Je n’ai pas mené d’enquête. Mais ça m’a pourri la vie pendant plusieurs semaines et, à la fin, j’avais perdu trois ou quatre kilos. Quand on pèse le poids que je pèse, trois ou quatre kilos ce n’est pas négligeable. On est même en droit de se dire, merde, mais si ça continue, qu’est-ce qui va me rester ? On serait dans une jungle au Costa Rica on se dirait je suis fichu. Imaginez un peu. Avec 90% d’humidité et tout. Fort heureusement, je n’ai aucune envie d’aller vivre au Costa Rica. Je veux simplement pouvoir survivre à ce que je mange. Est-ce trop vous demander ? Cette histoire de salmonellose date d’il y a huit ans maintenant. Je venais de commencer à travailler pour STAT. Pendant ma convalescence, S., un collègue, m’avait emmené manger dans un boui-boui horrible, qui n’existe plus aujourd’hui, de même que ce Columbus Café du reste, et, un peu échaudé par mon expérience colombusienne je m’étais dit cet endroit est dangereux. Quelques semaines plus tard, j’allais bien mais S. contractait ce qu’on appelle communément la bactérie mangeuse de chair. Et moins d’un an plus tard encore, il en mourrait, ne pesant plus que la moitié de son poids. J’ai déjà raconté cette histoire. Et je ne dis pas que c’est lié. Je dis que malgré le temps écoulé, quelque chose m’y rattache. Quoi ? Avant toute cette histoire, j’avais écrit à Columbus Café, un peu comme je suis là en train de vous écrire. Voici ce qu’on m’avait répondu : Je viens de prendre connaissance de votre message, et je déplore que vous ayez été souffrant suite à votre visite sur l un de nos point de vente. Pouvez vous m’indiquer les produits que vous avez consommés lors de votre visite, afin que nous puissions intervenir et les faire contrôler. Je vous informe que chaque magasin du réseau COLUMBUS CAFE est contrôlé par un laboratoire indépendant , afin de renforcer les contrôles d’hygiène et de sécurité alimentaire sur les produits que nous proposons chaque jour à nos clients. Dans l’attente de votre réponse, veuillez recevoir monsieur, l’expression de mes salutations distinguées. Ce à quoi j’avais répondu en détaillant les produits consommés ce jour-là. Puis plus rien. Pas de réponse. Le calme plat. Je croyais pourtant me souvenir qu’ils m’avaient proposé un bon d’achat dans l’une de leurs enseignes de l’ordre d’une dizaine d’euros (ce qui était en soi comique compte tenu de mon désir de ne plus jamais remettre les pieds dans l’une de leurs boutiques, et je m’y tiens encore), mais je ne le retrouve pas dans les mails. Peut-être m’avaient-ils envoyé ça par courrier ? Peu importe après tout. Cela m’amène à m’interroger sur la nature de ce que je pourrais bien réclamer de vous en vous contactant par ce biais, celui de la plainte standardisée aux marques qui régissent nos vies. Et c’est là qu’est le hic. Je ne trouve pas. Je me fiche pas mal de me faire rembourser de mes 4 ou 5€ (je ne me souviens même pas du prix de votre produit). Au mieux, peut-être, pourriez-vous identifier un lot défectueux, et potentiellement nocif pour autrui, et procéder à un retrait de vente ? Mais moi, j’en retirerai quoi de cette situation ? Vous connaissez sans doute ce proverbe, on est ce qu’on mange. Si je mange du plastique, c’est-à-dire donc du pétrole, c’est-à-dire donc des matière animales en putréfaction datant des dinosaures, qu’est-ce que je suis, au fond ? Ou plutôt qu’est-ce que je vais devenir ? Pouvez-vous simplement répondre à cette question ?

Bien à vous,

GV


mercredi 4 septembre 2019 - vendredi 26 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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