Voilà pourquoi ça ressemblait à une nouvelle de Gordon Lish : non seulement il y avait trois niveaux imbriqués d’urgence, mais il y aura aussi trois niveaux imbriqués de peur. D’abord, c’était réaliser qu’on s’était enduit les cheveux d’eau oxygénée par erreur et que tout allait s’éclaircir si on ne faisait rien. C’est le premier niveau, et on se dépêche de laver ça vite fait en espérant qu’il ne soit pas trop tard. Puis, un gamin n’arrête pas de vouloir attirer ton attention : ça a l’air très important, mais il parle une langue étrangère inconnue. C’est le deuxième niveau. Finalement, tu parviens à arracher un mot du gloubiboulga de phonèmes qu’il répète : barbituriques. Seulement voilà, tu ne parviens pas à comprendre si ce mot se rapporte à une tierce personne (quelqu’un a pris des barbituriques en masse et il faut venir l’aider), au gamin lui-même (j’ai avalé un tube qui trainait et maintenant je me sens mal) ou toi (ce n’était pas de l’eau oxygénée, c’était des barbituriques et maitenant c’est l’overdose capilaire). Ce n’est peut-être pas trois niveaux d’urgence et de peur maintenant que j’y réfléchis, c’est peut-être quatre. Ou cinq. Comment savoir ? Dans ce cas, ce ne serait donc pas du Gordon Lish, ce serait pire. Je peux très bien vivre avec ça. Ce qui m’amène à un genre de révélation : en fait, le job du président du CNL, c’est d’écrire des tweets nécrologiques chaque fois qu’un écrivain meurt (et les écrivains meurent). Et moi, mon job ce week-end, il semblerait que ce soit d’écrire encore des courriers de réclamation à Aeroflot pour récupérer notre argent (ou plutôt échouer à). D’ailleurs, je me demande : est notre argent ? Pas dans les poches de qui mais . Dans quelle banque, pour commencer. Sur quel compte. Où sont situés ces agences, ces sièges, ces bâtiments ? À quel niveau le coffre ? Où sont les serveurs sur quoi on stocke des écritures. Mes écritures. Je veux dire, une écriture menant à moi, via le truchement d’un compte mien que, si j’ignore là encore où précisément il se trouve, je peux vaguement le situer tout de même : dans une banque française, dans un centre situé à Lyon. On ne me répondra pas sur ces questions (du reste, ce ne sont pas elles que je pose, du moins pas encore). En revanche, et après quatre mois de démarches, c’est la première fois que je reçois une réponse signée par quelqu’un : quelqu’un a fait l’effort d’indiquer son nom (ou un nom fictif, à ce stade tout est possible) au bas de son message. Mais impossible de lui répondre directement : c’est no-reply. Je trouve en cherchant sur le web neuf façons possibles de déterminer un mail nominatif en partant du nom d’un salarié d’Aeroflot et j’envoie ma réponse, laquelle contient comme formule de politesse unkind regards. Je vais recevoir neufs mailer daemon dans la foulée : aucune de ces adresses n’existe. Sans doute car la personne non plus ? Mais moi si. Pourtant, à une époque, j’ai également signé des messages de cette nature sous un nom fictif. Chez STAT, nous étions tous Bidule, un nom générique qui me précédait (et qui a continué d’être utilisé après mon départ). Lorsqu’il fallait escalader comme on dit bien étrangement en langage d’entreprise, on passait à notre moi véritable. À l’échelon supérieur, avec ma collègue M. qui faisait le même job que moi (mais depuis plus longtemps), on s’échangeait les consommateurs insatisfaits. À l’échelon encore supérieur, c’était notre reponsable C., mais ça arrivait peu. Au-dessus encore, il y avait le siège Europe et, si besoin, le service juridique. C’est arrivé une fois que nous allions jusqu’au procès. Et nous avons perdu. Je dis nous sans que j’ai été personnellement impliqué là-dedans (car c’est cela l’entreprise : un nous en acrylique de substitution). La moralité dans cette histoire ? Personne n’est personne. Tout le monde est un rouage. L’énergie que nous gâchons à aller contre le mouvement capitaliste est absurde : c’est de cette énergie même qu’il se nourrit.


mercredi 19 août 2020 - dimanche 5 mai 2024




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Article publié Article 050424 GV il y a 19 heures
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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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