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I — J’étais sur un parking à des centaines de kilomètres de la plus proche ligne de front. On n’a jamais rien à craindre sur le parking d’un supermarché et pourtant. J’en étais à débarrasser mon caddie et à déplacer des sacs dans mon coffre de voiture quand quelque chose a attiré mon attention. C’était dans un coffre de voiture, mais ce n’était pas mon coffre. Ce dont je parle ressemble à un frottement. La voiture voisine. Ça venait d’elle. J’ai collé l’oreille : d’abord, rien. Puis : re ce frottement. Je me suis dit : encore quelqu’un qui a oublié un animal dans un coffre. Il ne faisait pas froid, il ne faisait pas chaud. La personne était sans doute allée faire ses courses. Ça survivrait. Je m’apprêtais à repartir avant de changer d’avis, de me retourner, et de me jeter sur cette voiture comme si ma vie en dépendait : c’était une voix humaine à l’intérieur, et appelant à l’aide. J’ai fait ce que chacun aurait fait à ma place : j’ai héroïquement cassé la vitre côté conducteur pour déverrouiller la portière. Et puis j’ai actionné la manette d’ouverture du coffre après un certain temps à tâtonner à l’aveugle. De retour au niveau du coffre, déjà c’était trop tard : son occupant venait d’en jaillir comme un diable, dit-on, de sa boîte, et c’est le cas. Je veux dire : c’est ce qui s’est passé. Quand je me suis relevé, un gamin de treize ou quatorze ans était déjà à une centaine de mètres, il courait. Quel genre de monstre l’avait enfermé là-dedans ? J’allais savoir quel monstre. De l’autre côté, j’ai vu cette femme arriver pressée, laissant tomber autour d’elle ses paquets, appelant le prénom de quelqu’un. De cet enfant, j’ai supposé. C’était donc elle, et elle hurlait : pourquoi vous avez libéré mon fils ? Quel genre de mère peut faire ça à un fils ? J’allais savoir quelle mère. — II — Elle m’a tout expliqué au bord du désespoir dans un café franchisé de la galerie marchande. Je l’enferme dans le coffre pour qu’il n’aille pas s’engager, dit-elle. S’engager, mais s’engager à quoi ? Ça voulait dire, faire la guerre. Mon fils est un enfant-soldat. Il y a eu un long moment de silence après quoi il est bien difficile de passer. J’ai murmuré des excuses. Je pensais bien faire. Je vous rembourserai la réparation de la vitre conducteur. Tâchez de passer une bonne journée madame. Mais ça ne s’est pas fini comme ça. En plus de marcher sur ma culpabilité et d’en remettre une couche, cette femme m’a raconté son histoire. C’était donnant donnant. J’étais donc forcé de l’écouter. — III — D’abord, il faut savoir que le père de ce fils était mort à la guerre. L’armée leur avait renvoyé comme le voulait la coutume sa dépouille. Tout ce qu’ils avaient pu retrouver de lui, c’était son bras gauche (son mauvais bras, précisera-t-elle), alors ni une ni deux ils lui avaient renvoyé ça en contre-remboursement. Elle avait accepté de payer ce paquet réfrigéré, comme ces espèces de malettes spéciales qu’ils font pour les dons d’organe, si je voyais ce qu’elle voulait dire (et le fait est que oui). Et elle avait enterré ça ! Le fils était unique. Ils inhumèrent la dépouille dans le jardin, à la verticale, six pieds sous terre comme le veut la coutume, et la mère s’était dit, faisons de cette expérience horrible un projet pédagogique et religieux : et si on plantait un arbre ? Dit-elle. Or donc ils plantèrent un arbre. L’arbre poussa. L’enfant grandit. Allait voir chaque jour l’arbre croître et, qui sait, un matin, faire pousser un père sur sa branche. Ça ne marche pas comme ça, répétait la mère qui ne se rappelait pas bien pourquoi elle s’était lancée dans ce projet pédagogique et religieux (entre temps elle avait cessé de croire et à la pédagogie et/ou à la religion, mais sans doute est-ce une autre histoire). Plus le fils grandissait, et plus il s’attendait à voir pousser non plus des pères mais des organes de lui sur les branches de cet arbre. Quel bourgeon un œil, quelle pousse une jambe, quelle feuille un doigt de pied. Et puis, fatalement, des poings fermés, des mains tenant des armes, et puis des armes elles-mêmes, seules et chargées sur la branche. Fatalement, il conçut le projet de s’engager pour venger le père, quand bien même il ignorait tout de qui fut son père, des circonstances de sa mort, des évènements historiques ayant conduit à l’édification d’une guerre de plus dans ce monde, et la nature de l’ennemi. C’était juste la haine, dit la mère, qui parlait pour lui (sans qu’on comprenne si elle voulait dire par là, c’était juste ça ou bien alors, c’était une haine juste). Et puis il avait besoin d’une petite quête d’identité, ce garçon, comme tout un chacun. Elle haussa les épaules. Finit son verre. L’histoire était close. Elle ne dit rien du moment où elle décida de mettre le fils dans son coffre, ceci dit. Et je n’ai pas posé la question. Maintenant, a-t-elle poursuivi, je vais me remettre en quête de mon fils sur les lignes de front. Souhaitez-moi bonne chance. Je n’ai rien dit de tel. Je n’ai pas payé pour la réparation de la portière, du moins de la vitre, contrairement à ce que je lui avais annoncé au préalable, ce qui fait de moi un menteur, mais quelque chose me dit qu’elle n’en a cure et la lâcheté a fait le reste. Parfois je repense à cette femme, à son fils dans ce coffre (dans ce coffre, puis plus dans ce coffre). J’ignore où ils sont à présent ni s’ils se sont trouvés. La guerre est terminée depuis longtemps. Nous sommes en paix avec nos consciences, qui que nous soyons.


dimanche 31 octobre 2021 - vendredi 26 avril 2024




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Article publié Article 260324 GV il y a 19 heures
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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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