Qu’est-ce qui fait ce bruit à 5 h 45 du matin ? Je ne parle pas de la frénésie tropicale des oiseaux peu après que la nuit a commencé à se décoller de la surface du jour, non, je parle de ce grondement, cette rumeur lourde au loin. C’est très probablement le tissu d’émanations de moteurs sur la quatre voies pourtant distantes d’environ 2 km. Chaque trajectoire est un fil, et donc ce bruit globalement est une pelote de ces fils. La question n’est pas tant de savoir pourquoi on l’entend (à vol d’oiseau, qu’est-ce que 2 km) mais pourquoi on l’entend maintenant, à 5 h 45, et pas à aucun autre moment de la journée. Entendre n’est pas le mot qui convient. Percevoir, si. Car finalement ce bruit est le bruit de rien. Le bruit ambiant du monde. Le vagissement. Y a-t-il tant de véhicules que ça à 5 h 45 du matin sur la N137, lancés vers l’avenir au mépris des nuisances, sonores donc, mais aussi environnementales et j’en passe ? Et pourquoi ce bruit ce matin je n’entendrai que ça, quand les autres jours non ? Suis-je plus sensible au son aujourd’hui qu’hier ? Si oui pourquoi ? Par moments, l’un des fils se distingue de la boule : c’est une moto. Bien vite avalée par la texture générale. À moins que ce bruit ou ce non-bruit soit le symptôme d’autre chose ? La preuve d’un phénomène en cours qu’on ne voit pas, qu’on ne fait que sentir ? Une tempête géomagnétique en approche dans notre dos ? Une chute de pression de 12 hpa qui va se réaliser dans un futur proche mais qui ne s’est pas encore produite ? Une forme d’insatisfaction ou d’agacement à l’égard d’une chose qu’on ne sait pas nommer ? Une peur insue de nous et néanmoins à l’œuvre précisément à notre insu ? Pour ne rien te cacher, ce n’est pas la peur, le climat, le fait de ne pas savoir exactement d’où venait le bruit qui m’a troublé. Ce qui m’a troublé, c’est ceci : et si en réalité tout ce vacarme sourd avait toujours été là ? S’il vagissait comme ça sans discontinuer depuis notre arrivée dans la maison il y a presque dix mois mais que moi, jusque-là, je ne l’avais pas entendu ? Après tout, si je n’en ai rien entendu, c’est que ce n’était pas si gênant. Pourtant ça me gêne. Me dire : c’est une imposture ou alors : j’ai été trompé. Je croyais être dans un lieu au calme et loin de tout et en réalité non, ce lieu n’est pas au calme et il est près de quelque chose. Quelle horreur. Sauf que l’horreur n’est pas la nuisance elle-même de ce son mais la révélation que pendant dix mois ou presque écoutant le monde, je ne l’entendais pas. Ça me passait au-dessus. Et alors pourquoi là, maintenant, aujourd’hui, à 5 h 45, en plein sommeil (puis, fatalement, plus), il m’atteint ? Qu’est-ce qui a changé ? Où (et quand) la bascule ? L’heure passant, le bruit s’est atténué mais ce n’est pas vrai. Le bruit ne s’est pas atténué, c’est juste que le niveau sonore environnant a, lui, monté : voisins s’attelant à leur vie diurne, partant travailler, faisant X ou Y activités, etc. Et ce n’est pas tout. Hier soir, j’ai oublié de fermer le store de la chambre, et bien que ce ne soit pas directement lié ni au bruit ni au silence c’est exactement la même chose. Car le store est resté tiré quasiment toute la journée d’hier du fait de la chaleur. De sorte que je me suis retrouvé à l’ouvrir lorsque la nuit s’est faite, c’est-à-dire au moment où je ne distinguais plus de rupture ou de nuance entre l’intérieur et l’extérieur. Tout était fondu dans un même tout. Il en va de même pour le son. Le niveau de bruit ambiant dans le courant de la journée s’équilibre avec le ronflement de la N137 à 2 km de là, et donc l’au-loin s’accorde avec le proche, nous donnant l’illusion du silence quand en réalité il s’agit d’une texture tissée de ces innombrables petites percussions. Mais enfin tout le monde sait que le silence n’existe pas, c’est même précisément pour cette raison qu’on le cherche. Peu importe : une fois le ciel crevé de sa pluie, une fois la chaleur descendue (ou montée) avec les nuages, le bruit s’éteint quand on se meut (et alors il faut simplement en conclure que nos propres bruits machiniques prennent le dessus dans nos corps, sans parler de l’écho des jonctions semelliaires avec l’ashpalte ou de la friction des matières et du tissu synthétique sur nous), puis lorsqu’on en revient à la position fixe, par exemple assis au bureau à écrire ces phrases, fatalement le bruit là se reforme. La rumeur. L’expiration.


samedi 24 juillet 2021 - dimanche 28 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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