Notre job, c’est de faire des phrases. La plupart du temps, ces phrases sont mauvaises, il faut les arracher. Il y a deux façons de considérer une phrase mauvaise : elle est ratée, auquel cas pas de scrupule à avoir, il faut la supprimer. Ou alors elle existe par elle-même mais elle ne convient pas au projet (le plus souvent, elle est gratuite et on la conserve par caprice). Il faut passer outre et l’arracher quand même, mais on peut tout à fait envisager de la ranger dans un carnet de phrases orphelines, qui un jour serviront 1. La majeure partie de notre temps doit consister à arracher la plupart des phrases qu’on a commises la veille ou l’avant-veille pour les remplacer par d’autres, j’ai envie de dire inlassablement. Et de recommencer le lendemain. Ce n’est pas tant que ces phrases soient mauvaises, d’ailleurs, mais elles ont tendance à être invasives. Elles brouillent la lecture et on n’en voit plus les lignes de force : juste une texture indifférenciée et bouillie. Il faut pouvoir atteindre une pratique si régulière des phrases qu’elle nous conduit à considérer le texte comme une matière neutre, dépassionnée, où il est naturel d’arracher à tour de bras. Le geste d’arracher doit pouvoir se faire sans y projeter quoi que ce soit, et donc sans violence, de même que d’accueillir un énième refus de manuscrit. Prendre acte, recevoir, passer à la suite, que cette suite soit une autre phrase, ou un autre éditeur à qui envoyer son manuscrit (ou dans le pire des cas un autre manuscrit). Aujourd’hui j’ai arraché quantité de phrases et j’en ai planté d’autres que j’arracherai demain. Je me disais : j’arrive à écrire des trucs où il ne se passe rien sans trop d’efforts (la preuve dans ce journal), mais j’ai beaucoup plus de peine à écrire des trucs où il arrive des trucs. Non, ça, tout le monde peut le faire : il suffit de le faire. J’ai beaucoup plus de peine à écrire ces trucs sans que ces trucs soient des faux trucs, comprendre des trucs artificiels. D’ailleurs, la plupart du temps, ces trucs ne sont que ça, des trucs, et rarement des phrases. Des phrases, de vraies phrases, il m’arrive d’en lire chez d’autres et alors j’aimerais les avoir écrites. La plupart du temps, ce ne sont pas des phrases tape-à-l’œil. Ce ne sont même pas des morceaux de bravoure. Ce sont des phrases simplissimes. J’ai toutes les peines du monde à écrire des phrases simplissimes naturellement. Le mot est d’importance. Par exemple : Il est possible de marcher, voire d’avancer, quand enfin un paysage prend forme autour. C’est une phrase simple, c’est une belle phrase. Mais je serais incapable de l’écrire. Et j’aimerais l’avoir écrite. Ou alors : Bref ils le lynchèrent. Voilà le genre de phrase conjuguée au passé simple que j’aimerais écrire, moi qui écris peu au passé simple. Le bref, pas de virgule, le verbe lyncher. Ou encore : Ce n’est pas l’Enfer, Orlando, et ce n’est pas le Ciel. C’est le siècle. Je pourrais en citer mille autres. La plupart du temps, l’artificiel est dans mes phrases. On peut s’habituer à elles. On peut à force de travail les polir. On peut même les intellectualiser assez pour les faire nôtres. Mais ça ne résout rien. Et ces phrases sont très loin du flux de la vie, elles contemplent. Elles assènent. Et contemplant, assénant, falsifiant, elles ne remuent rien. Il faudrait remuer.


jeudi 29 juillet 2021 - mercredi 1er mai 2024


Image tirée de Beastars.



↑ 1 Et preuve que c’est un conseil inspiré, c’est aussi celui que donne Eliza Gabbert dans la 42ème livraison de la newsletter de Philippe Castelneau, note du 29 juillet.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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