Je ne sais pas où se trouve ce lieu dans Paris : une rue très en pente, très droite, qui procède par paliers, soit plus ou moins l’image qu’on peut se faire d’une ville comme San Francisco quand on n’a (c’est mon cas) jamais mis les pieds à San Francisco. Côté trottoir, des escaliers. Ça ressemble à Montmartre (mais ça n’est pas Montmartre). Là, j’étais témoin de quelque chose d’inhabituel : une procession de vieilles femmes riches toutes toques dehors (et manteaux en fourrure véritable). Une exhibition. Non : une parade. Aussi, des rides. Sur le bas côté, voitures en stationnements. D’autres vieux, en situation symbiotique avec la végétation (celui-là, ses longs cheveux devenant progressivement branches et brindilles), mais pauvres cette fois-ci. On ne voit qu’à leurs yeux qu’ils sont encore vivants. Ils sont allongés sur les véhicules à l’arrêt, comme pour leur tenir chaud pendant la nuit. Sans doute une piste pour résorber le chômage, les sans-abris, la solitude des corps automobiles passé minuit, l’ennui, la misère. Je m’arrête dans un café, qui n’est pas le café dans lequel j’ai rendez-vous. Là, comme dirait C., c’est un bouge. Du fait de la forme de la ville à cet endroit, le sol est incliné, alors les tables et chaises n’arrêtent pas de dangereusement osciller, quand elles ne basculent pas carrément. Il faut toujours être en tension pour faire un geste vers elles et vers nous les ramener. L’un des clients du bouge est un original. Il hurle. Parfois, il se dirige vers une table voisine et il se renverse l’assiette de frites que deux trois clients sont en train de manger sur la tête. Personne ne lui dit rien. Il fait parti des meubles. Plusieurs fois je l’éloigne de moi. Plus je vitupère, plus il se retient d’approcher. N’en tenant plus, il finit par sortir un genre de fusil à plomb et il me tire dans le genou ou dans la jambe, c’est litigieux. Ensuite, il se fait sauter la cervelle en se fourrant un fumigène dans la bouche. Bien bien. Là non plus, personne ne bouge. La patronne, à qui je demande d’appeler des secours, se met en tête de me retirer le plomb que j’ai dans la jambe avec un cutter. Il faut lutter pour l’éviter de faire n’importe quoi. Elle aussi, elle meurt (on ne dit pas comment). Pendant que je vitupérais sur ce type, je n’arrêtais de dire quelle putain de ville, mais quelle putain de ville ! Ou bien peut-être que c’était c’est quoi cette ville de merde ? Ou encore mais c’est quoi le problème avec cette putain de ville ? Je ne sais plus. Ce que je sais en revanche, c’est que l’état de rêverie (j’entends par là le rêve-de-jour comme on dit en anglais, et non le fait d’être en plongée dans notre propre subconscient pendant une période de sommeil) qui précède l’écriture est plus favorable à l’écriture que l’écriture elle-même, qui peut certes s’apprécier comme une étape enthousiasmante, mais qui se révèle bien souvent n’être qu’une succession de problèmes à résoudre, comme cette page que je m’évertue à réécrire de zéro chaque jour depuis des jours, prenant donc à rebours tous les enseignements qu’ont pu m’apporter mes pratiques durant Eff ou Chiasma, tout simplement car ça ne sonne jamais juste. Là, j’en étais à me dire, c’est trop figé, il faudrait du mouvement. Comment met-on du mouvement, de la fluidité, de la vitesse dans un texte, sans que ce soit par ailleurs une suite de moments stroboscopiques (succession de petites phrases courtes et sans verbe) mais que tout soit lié ? Si j’étais moi-même une personne extérieure à moi que je pouvais relire, orienter et conseiller, je lui dirais la chose suivante : tâche d’écrire ton récit comme tu écris chaque jour le journal. Tu verras alors quelle est ta voie. Pas celle de la RATP, espérons, qui s’est choisie comme slogan pour sa dernière campagne de communication et d’affichage : tout un monde humain et digital à votre service. Sur ce célèbre site de vente et d’enchères en ligne, on peut lire : n’attendez plus Black Friday, agissez. Au beau milieu de la rue T., le Point Soleil a précisément fait une campagne agressive pour le Black Friday. Qu’y a-t-il à solder dans le monde des UV ? Et depuis quand le Black Friday est devenu un truc en France ? J’ai l’impression d’être revenu en 1999 quand tout le monde s’est décidé dans le quartier à fêter Halloween, alors que personne ne savait ce que c’était un an plus tôt. Il fallait donc faire semblant d’être au courant que, oui, on y adhérait (ou pas). Qui décide ça ? Qui gère l’import-export des fêtes spontanées et populaires ? Qui fait des plans sur la comète avec nos rêves et nos désirs ?


vendredi 27 décembre 2019 - jeudi 2 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)