Bertrand Leclair



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    26 janvier 2020

    Si l’on en croit cet article paru dans Sciences et Avenir, nous ingérons chaque année quelques 250g de plastique, soit, précise malicieusement l’article, l’équivalent d’une carte bancaire par semaine. Depuis notre expérimentation du sans plastique il y a quelques mois (nous n’avions pas tenu très longtemps), on ne prend plus d’endives en sachet plastique pour les lapins. On les prend en vrac. Les prendre en vrac ne nous met pas à l’abri de tomber sur des endives extérieurement normales, mais vérolées à l’intérieur. Là, c’était carrément des moucherons qu’on découvrira fossilisés entre les feuilles, figés non dans de l’ambre mais dans le froid. Aujourd’hui, il ne fait pas froid. Aujourd’hui, c’est lendemain de fête alors, fatalement, au local poubelles qu’il y a au rez-de-chaussée (à l’intérieur duquel il est formellement interdit d’uriner et/ou de déféquer), les containers sont pleins. Les poubelles recyclage débordent particulièrement à cause des emballages cadeaux, des boîtes en carton, du packaging dont on se débarrasse. Ça, et les containers pour le verre, qui sont remplis de bouteilles (d’alcool supposément). Les lendemains de fête, cela signifie également attendre plus longtemps au guichet de la Poste car les retours de cadeaux décevant se jouent dès à présent : cartons énormes qu’on envoie à l’autre bout du pays ou de l’Europe, des colis qui ne seront même pas vérifiés et tout simplement mis au rebut derrière : le simple scan de l’étiquette retour déclenchera la procédure de remboursement ou de bon d’achat des 14 jours pour changer d’avis parce que, dans les grosses boites du moins, c’est moins coûteux en temps de ne rien vérifier du tout et de se faire flouer que de vérifier un par un les colis. À Auchan, Noël, c’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, c’est la galette des rois. Demain, quoi ? Je reprends le travail aujourd’hui et je laisse glisser en fond sonore les compositeurs de moins de 35 ans. Pendant, je réponds à des manuscrits en retard. En réalité, je fais exactement la même chose à l’oreille et à l’œil. Je zappe d’œuvre en œuvre, insatisfait. Rien ne m’accroche si ce n’est, peut-etre, Michael Waller (mais c’est mou). En lecture, je passe d’univers en univers sauf qu’en réalité, ce sont toujours les mêmes problèmes : untel a fait une faute au mot revue dans sa présentation de quelques lignes et ne s’est pas relu. La moitié voire les trois quarts écrivent des préambules, des prologues, des avant-propos qui n’ont pas lieu d’être. Et dans la plupart des textes, il n’y a pas de musique. Pas d’identité de langue. On a le sentiment que ces manuscrits sont écrits non avec la personnalité de l’auteur.e mais avec l’espoir (ou, dans certains cas, la certitude), que ça peut marcher. On écrit donc ce qu’on croit attendre de nous et non ce qu’on porte en soi. Je ne jette pas la pierre. Nous avons tous commis cette erreur, et continuons parfois de le faire. Ça peut marcher  : non seulement ça ne marche pas, mais en plus ça nous amène à développer le genre de mélodie formatée que l’industrie du disque et de la pop nous vend au kilomètre sur des bases simples, quelques accords en commun, c’est tout. En somme, ce sont des récits en plastique. Comment n’écrire pas en plastique ? Mais soudain, tout change. C’est concomitant. D’un côté, je tombe sur Mohammed Fairouz, qui fait des choses très étonnantes quoiqu’un peu trop acamédiques, mais il y a No Orpheus. No Orpheus est un opéra au piano. Peu de voix. C’est assez étonnant. Bien sûr, on pense à l’Orphée de Philip Glass, et ça n’a rien à voir avec l’Orphée de Philip Glass, qui est lui-même une réécriture de Cocteau. Pendant que cet opéra vient s’intercaler entre moi et moi, j’ouvre ce manuscrit qui est un bon manuscrit. En réalité, c’est une deuxième lecture, et il a beaucoup bougé depuis la dernière fois. On mesure le chemin parcouru. Et c’est précisément aussi de ce que semble faire Mohammed Fairouz, dont j’aimerais lire à présent le livret. Sauf que ce n’est pas un opéra du tout : c’est un recueil de différents fragments chantés. Voilà ce qui arrive quand on en est à dériver dans le temps. En fait, je crois que je n’adhère pas. Ou bien alors trop ponctuellement. Par exemple, In the Shadow of No Towers, l’espèce de marche funèbre du dernier mouvement, oui. Ou alors le début du premier mouvement. Tout ce qui stagne. Peu de mouvement justement. Le déferlement, le tumulte, moins. Des fois, tu te prends à l’ambiance et puis, soudain, ça rutile et tu te crois chez Disney. C’est un peu rude. Ou bien alors, mais il faut le formuler autrement : on dirait qu’il est pleinement tourné vers le passé, à commencer (dixit Gramophone) par Schubert. Ce que je recherche, moi, ce sont des compositeurs qui tâchent de lire l’avenir. Est-ce la même chose dans ce manuscrit en seconde lecture ? C’est variable. C’est inégal. Tous les textes le sont, d’une certaine façon. J’en ai lu la moitié. Il faut que je m’arrête. La lumière est lugubre. Je pense au passé simple. Il y a deux pages très justes dans le livre de Bertrand Leclair, Débuter, comment c’est. Je n’ai jamais considéré le passé simple comme mort. D’ailleurs, le problème, ce n’est pas le passé simple, c’est trouver comment habiter le passé simple. Et ne pas, comme l’écrit Bertrand Leclair, pratiquer une langue morte. J’aimerais assez, pour la deuxième partie en miroir de Chiasma qu’il me reste à écrire, faire ça. Habiter le passé simple. C’est un bon programme. Moi, j’ai l’impression de toujours vouloir écrire ce que je ne sais pas écrire. Autrement, pourquoi écrire tout court ? Ce soir , ça ne marche pas. Mais quand j’en reviens à quelque chose de plus installé, par exemple précisément Chiasma, qui a eu des mois pour se trouver une langue, pour la façonner, pour la sculpter, pour la réinventer à chaque fois, alors tout coule naturellement. C’est bon, comme sensation, que tout coule comme ça coule, là. Comment faire couler l’écriture quand on cherche d’autres voix que la sienne ? Le paradoxe, c’est qu’on ne peut pas faire semblant. Pour écrire comme quelqu’un d’autre, il faut être soi-même. Quelle tragédie quand on y pense.